06/10/2009

The Molly Maguires : une tragédie minière


La réédition en salles d'oeuvres tombées plus ou moins dans l'oubli offre parfois l'opportunité d'une réévaluation à certaines d'entre elles qui n'auraient pas été véritablement comprises en leur temps. C'est sans conteste le cas de "The Molly Maguires" ("Traître sur commande", le titre français adopté lors de sa sortie initiale, n'a pas été repris à l'occasion de sa reprise en salles - initiative bien compréhensible puisqu'il ne rend pas véritablement compte du sujet du film), oeuvre méconnue, non seulement en France mais également aux Etats-Unis, sa patrie d'origine, et ce, malgré la présence au générique de deux stars alors au sommet, Sean Connery et Richard Harris.
L'indifférence quasi-générale qui accueillit le film à sa sortie, en 1970, est sans doute liée au contexte : le début des années 70 coïncide avec l'émergence du Nouvel Hollywood qui se caractérise, entres autres, par le traitement de sujets en phase avec la société contemporaine. Les films marquants de cette époque sont notamment "Easy Rider", "Le Lauréat" ou "Macadam Cowboy". De ce point de vue, il est compréhensible qu'un film consacré à un mouvement anarcho-syndicaliste irlandais dans les régions houillères de la Pennsylvanie de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle n'ait pas fait courir les foules. De plus, les convictions de gauche de Martin Ritt et de son scénariste, Walter Bernstein (qui ont valu à l'un et l'autre de figurer sur la fameuse Liste noire de la Commission des affaires anti-américaines lors des années sombres du maccarthysme), telles qu'elles s'expriment dans "The Molly Maguires", paraissaient sans nul doute parfaitement anachroniques aux yeux d'une société délivrée de la paranoïa anti-communiste et plus préoccupée par la libération des moeurs en cours.
A revoir le film aujourd'hui, les préoccupations sociales qui sous-tendent son propos constituent pourtant l'élément le plus fort et poignant de celui-ci. Elles prennent une dimension non seulement visuelle (les plans de ces enfants à la gueule noire, assommés d'épuisement à la fin d'une journée de travail, qui attendent leur tour pour recevoir leur paie, sont saisissants de ce point de vue) mais également discursive, notamment lorsque le chef de l'organisation anarchiste des Molly Maguires, incarné par Sean Connery, prononce un discours révolté après s'être aperçu qu'on est sur le point d'enterrer un vieil homme sans le vêtir d'un costume : "42 ans passés dans la mine et pas de quoi se payer un costume à sa mort". Le combat pour la dignité des exploités, voilà la lutte qui anime les Molly Maguires, même si les moyens violents qu'ils emploient (attentats, meurtres de policiers) les condamnent par avance.
Cette dimension tragique, ce désespoir face à l'injustice d'un ordre social immuable dont les pauvres sont les éternelles victimes, est renforcée par la figure de l'espion (le "traître" du titre français) chargé par la police d'infiltrer les Molly Maguires. Cet espion partage le même sentiment de révolte du groupe à l'égard du pouvoir oppresseur et ses convictions le poussent parfois au-delà du cadre de sa mission : il frappe à mort un policier et il participe activement à la destruction du magasin de la ville. Outre sa nationalité irlandaise, son sentiment d'appartenance à la classe laborieuse le fait rapidement accepter par l'ensemble de la communauté qui le considère comme l'un des leurs, et il parvient même à se faire aimer d'une jeune femme. Mais ce qui le distingue des autres, c'est son désir irrépressible de quitter sa condition, de rompre avec la fatalité de son milieu social, ce qui explique sa trahison, qui s'effectue à un double niveau : il trahit les Molly Maguire en facilitant leur capture mais il trahit également, et surtout, sa "classe". La dualité du personnage est rendue avec beaucoup de subtilité par le jeu tout en nuance de Richard Harris tandis que sa dimension faustienne est suggérée par les apparitions soudaines du policier auquel il fait régulièrement ses rapports et qui surgit, tel un diable, dans les endroits les plus inattendus.
Ce sujet particulièrement fort est servi par d'excellents interprètes (Richard Harris donc et un Sean Connery d'une parfaite sobriété) ainsi que par une photographie superbe (Martin Ritt et son chef-opérateur désiraient à l'origine tourner le film en noir et blanc afin de mieux rendre compte de l'obscurité de la mine; les couleurs, même pour les scènes d'extérieur, sont délibérément assombries tandis que celles tournées dans les mines sont éclairées uniquement à la bougie). On regrettera seulement quelques longueurs, notamment lors des scènes d'amour, mais dans l'ensemble, le film de Martin Ritt, cinéaste inégal, mais à qui l'on doit tout de même deux films de référence dans deux genres bien distincts, le film d'espionnage ("L'homme qui venait du froid", 1965) et le western ("Hombre", 1966), se révèle d'une beauté tragique et d'une humanité tout à fait rares. On notera que la reprise en salles de ce film rend enfin justice à son montage initial (il était amputé de près de 20 minutes lors de sa sortie en France) et permet d'apprécier son impressionnant prologue, long de quinze minutes et entièrement muet.

29/09/2009

Le Ruban Blanc ou les racines du mal


Présenté en sélection officielle lors des derniers jours du Festival de Cannes, le dernier film de Michael Haneke, "Le Ruban blanc", est aussitôt apparu, de l'avis de l'ensemble des critiques, comme l'un des prétendants les plus sérieux à l'obtention de la récompense suprême. Opinion partagée également par le jury (et notamment par sa présidente, Isabelle Huppert, qui imposa fermement ce choix aux jurés, paraît-il) qui lui attribua effectivement la Palme d'or, quatre ans après le prix de la mise en scène couronnant le précédent film en compétition de l'Autrichien à Cannes, "Caché".
Sans démériter, et sans remettre en question ce choix qui nous paraît tout à fait justifié, "Le Ruban blanc" nous a néanmoins paru comme une oeuvre moins forte que celles proposées cette année par Tarantino, Audiard ou Almodovar. Cela tient sans doute à la nature très théorique du film qui confère à celui-ci des allures de démonstration. Démonstration magistrale et passionnante, certes, mais trop lourdement exposée pour que le film parvienne à fasciner vraiment. Son sujet (éminement philosophique) est pour le moins ambitieux : cerner les origines du mal, ou comment la barbarie peut-elle surgir dans un petit village prussien, apparemment sans histoire, à la veille de la première guerre mondiale. Le thème du mal qui parcourt le film renvoie à l'ensemble de l'oeuvre d'Haneke, mais ce qui distingue celui-ci des précédents, c'est qu'il ne s'agit plus d'en observer les effets (la violence, la haine...) mais d'en distinguer les causes. En ce sens, "Le Ruban blanc", s'il n'était aussi brillamment scénarisé, pourrait ressembler à une sorte de film expérimental dans lequel le docteur Haneke s'emploierait à faire apparaître, grâce à la magie du cinéma, le mal à sa naissance, ou à sa racine.
Sous cet angle, le choix de l'époque et du lieu semble être moins dicté par des considérations historiques (le film ne prétend à aucun moment que les enfants de cette époque seront un jour des nazis) que par des motivations exclusivement expérimentales : en l'occurrence un village clos sur lui-même au sein duquel vit une société soumise à un régime patriarcal protestant particulièrement sévère. Ce qui intéresse évidemment Haneke et constitue le fil rouge de sa démonstration, c'est la description précise des mécanismes d'oppression en vigueur au sein de cette micro-société (soumission des enfants au père, des femmes aux hommes) et l'identification des pouvoirs oppressifs (la noblesse et la religion, personnifiées par le baron et par le pasteur). Les principales victimes de ce système sont les enfants, mais, comme souvent chez Haneke, une sorte de complicité lie de manière indéfectible les victimes et leurs bourreaux et chacun finalement, et telle pourrait être la thèse du film, est à son tour victime et bourreau - le mal apparaissant au bout du compte comme une composante consubstantielle à toute société. Cette dialectique des rapports d'oppression s'accompagne de son corollaire, le refoulement, autre thème favori de Haneke et déjà abordé dans "Caché", puisque cette réciprocité sadique s'exerce très hypocritement, étant entendu que la responsabilité est collective (et non plus seulement individuelle, comme dans "Caché"), ce qui explique les protestations d'innocence des enfants et leur défense par le pasteur de même que l'aveuglement général dans le village.
La description des sévices - aussi bien sur le plan physique que moral - est rendue avec une précision méticuleuse - et si les châtiments corporels restent hors plan, en revanche les tortures morales (la déclaration de haine du médecin à sa maîtresse, les manifestations du rigorisme pervers que fait régner le pasteur au sein de sa famille) sont filmées avec la précision d'un entomologiste.
L'aspect très théorique propre au film est renforcé par le volontaire dépouillement de sa mise en scène et des décors, par la photographie en noir et blanc et par l'absence de musique. Cette désincarnation formelle contribue à la déshumanisation des personnages qui ne sont que des figures types (l'instituteur, le pasteur, le régisseur, le médecin) ou abstraites simplement destinées à la mise en oeuvre de la démonstration. L'adoption d'un style littéraire (la voix off) et d'un récit dissimulé sous la forme d'une fausse intrigue policière ainsi que le choix d'un personnage central - l'instituteur - un peu niais compensent mal la rigidité du cadre et l'aspect fortement didactique de l'ensemble.
En revanche, la présence des jeunes comédiens - tous remarquables - et la beauté de certains gros plans centrés sur leurs visages évoquent immanquablement Bergman. Ces plans, empreints de l'humanisme propre au cinéaste suédois, constituent un contrepoint salvateur à l'univers d'Haneke, dont le nihilisme chronique, pourrait-on dire, trouve une fois de plus sa parfaite expression dans ce "Ruban blanc" brillamment démonstratif.

26/09/2009

Un prophète américain


Grand favori pour la Palme d'or lors de sa projection à Cannes, et très apprécié par les critiques tant européens qu'américains, "Un Prophète", cinquième film de Jacques Audiard, dut se contenter, si l'on peut dire, de la médaille d'argent, à savoir le Grand prix du jury. Oeuvre forte et puissante qui confirme les talents déjà reconnus de son auteur, "Un Prophète" se distingue au moins autant des films français en général que des films de prison, véritable genre en soi. Avec les films français, car les personnages, à l'instar des films anglo-saxons empreints de behaviorisme, sont définis par leurs actes et non par leurs idées et sont, dès lors, constamment en mouvement. Avec les films de prison, car il n'est aucunement question ici d'évasion, contrairement à la thématique traditionnelle liée au genre et à laquelle les deux films français de référence en la matière, "Un condamné à mort s'est échappé" de Robert Bresson et "Le Trou", de Jacques Becker, ne faisaient pas exception, mais plutôt de comprendre les règles permettant de survivre et même de "réussir" (le terme ne semble plus incongru à l'issue de la projection) en prison.
Ces deux originalités se comprennent à partir des deux présupposés dont Audiard s'est servi comme fondement à la racine de son film. Le premier présupposé tient à la nature même du personnage principal, Malik, jeune maghrébin analphabète et sans famille. Sans identité culturelle ou sociale qui le détermine, c'est donc par ses actes qu'il doit se forger une identité et ainsi se révéler, il est une force qui va. Le deuxième présupposé repose sur l'apparente indifférenciation, aux yeux des prisonniers, de l'univers carcéral et du monde exterieur. La prison n'est pas un lieu détaché de la société, elle en constitue au contraire un miroir grossissant, un concentré. Comprendre les règles en vigueur dans celle-là permet de mieux les appliquer dans celle-ci. D'ailleurs, lors de ses sorties, Malik fait la même chose qu'en prison : il tue, il vend de la drogue, il manipule ses ennemis. Les barreaux sont symboliques, et s'ils délimitent l'espace, ils ne modifient pas pour autant les comportements. Cette équivalence est renforcée lors des scènes filmées à l'extérieur : l'absence de perspective et de paysage (à l'exception de la séquence onirique des daims) donne le même sentiment de confinement que les scènes de prison.
Le sujet du film est semblable à celui de "De battre mon coeur s'est arrêté", précédente réussite du cinéaste, à savoir l'apprentissage. Mais, alors que la découverte du piano par le personnage incarné par Romain Duris s'accompagnait d'une élévation morale de celui-ci qui abandonnait sa vie de petit malfrat, en revanche l'apprentissage de Malik se borne à un enseignement purement pratique : il s'agit de savoir qui tuer, avec qui se lier, avec qui faire du "business". Contrairement aux films traditionnellement consacrés à la mafia ou au banditisme, il n'est nullement question ici de l'assimilation d'un quelconque code d'honneur ou d'une éthique propre aux criminels. Il s'agit essentiellement de se forger une place au sein d'une organisation clanique (les Corses ou les Barbus). L'ascension de Malik tiendra notamment à son intégration à l'une puis à l'autre bande, au gré des circonstances - schéma qui rappelle vaguement celui de "Pour une poignée de dollars", de Sergio Leone (lui-même repris à "Yojimbo" de Kurosawa).
L'aspect dérangeant du film ne tient pas tant à l'abolition de tout sens moral qu'au caractère violemment primitif des personnages. Contrairement encore aux films de gangsters traditionnels, les personnages n'ont aucune ambition de respectabilité ni de réussite sociale quel le crime pourrait leur permettre de concrétiser. Le crime, et son corollaire la violence, n'est pas un moyen mais constitue une fin en soi. La seule motivation des personnages, qu'ils soient de petits dealers ou des parrains, s'épuise dans le trafic de drogue et le brassage de l'argent, point de départ et point final de leurs aspirations. Ainsi, la prétendue "ascension" de Malik, qui, par la ruse, réussit à devenir un véritable parrain, semble illusoire et s'assimile plutôt à une spirale circulaire : à la fin, il est toujours un trafiquant de drogue, mais à plus grande échelle. En ce sens, cette "success-story" paraît bien amère et dérisoire.
L'enthousiasme quasi-général qui a accueilli ce film louait souvent sa peinture réaliste de la société et de la prison, encore que celle-ci paraisse bien ambigüe. Faut-il parler de réalisme ou de clichés à propos de la condition des femmes (mère ou prostituée, sinon point de salut), de l'échec de toute tentative d'insertion, des avocats véreux, du système de corruption généralisée orchestré dans la prison ? Cette peinture soit-disant réaliste paraît aussi triviale que ses personnages. Audiard n'aurait-il pas cherché à faire plus réaliste que la réalité - c'est-à-dire encore plus cauchemardesque, un peu sans doute pour "épater le bourgeois" ? Certes, on objectera qu'il s'agit d'une oeuvre de fiction, mais l'apparente authenticité du film rend particulièrement difficile la distinction des élements fictifs. On regrettera également la naïeveté du regard d'Audiard qui semble souvent se confondre avec celui de ses personnages - une légère distanciation, comme chez Scorsese, aurait sans doute été la bienvenue pour "mettre en perspective" l'action. Mais tel n'était pas le propos d'Audiard, il faut bien le reconnaître.
Cette facilité et le caractère légèrement pernicieux de l'entreprise n'enlèvent rien aux atouts de ce film important qui, par la nervosité de sa mise en scène, le talent des interprètes (Tahar Rahim en tête, déjà un grand acteur) et l'habileté de son scénario illustre la bonne assimilation par les Français (et Audiard en particulier) d'un certain sens de l'efficacité toute américaine. L'obtention très probable d'un Oscar en apportera, sans nul doute, la confirmation.

14/09/2009

L'art de la fugue

Typique des productions hollywoodiennes des années 70, "La Fugue" ("Night Moves", 1975) d'Arthur Penn, décrit une machination complexe dont le personnage principal (un détective privé) doit décrypter les principaux rouages au fur et à mesure qu'il identifie les protagonistes qui y ont pris part. Pourtant, et malgré ce que ce résumé succint pourrait suggérer, ce film échappe au genre du thriller paranoïaque, type "Les 3 jours du condor" ou les films d'Alan Pakula, et se révèle une oeuvre très personnelle dans la carrière protéiforme d'Arthur Penn.
La première particularité, c'est que l'intrigue policière proprement dite n'intervient qu'une demie-heure avant la fin (sur deux heures de film) et trouve sa résolution pratiquement au moment où elle se met en place. D'ailleurs, la nature particulièrement embrouillée de cette intrigue et la rapidité avec laquelle elle est conduite montre clairement son caractère inessentiel, voire artificiel. La résolution finale a beau donner lieu à une superbe scène sous marine (et muette de surcroît), elle n'apporte pas de véritable révélation et en soi ne résout rien pour nous, spectateurs, transportés malgré nous dans une enquête menée tambour battant dont les tenants et aboutissants échappent à tout le monde - à commencer par le détective lui-même.
En fait, ce surgissement quasi extraordinaire de l'énigme policière relativise la portée de celle-ci tout en éclairant sous un jour nouveau ce qui l'a précédée.
En effet, "Night Moves" se révèle très vite être moins un polar que le portrait d'un homme trompé par tous car se trompant avant tout sur lui-même. Cet homme, magnifiquement campé par un Gene Hackman fraîchement sorti de son rôle dans "Conversation secrète" de Coppola (film avec lequel "Night Moves" partage certaines similitudes thématiques) est un détective privé qui, à l'occasion d'une enquête (qui a pour but de retrouver une jeune fugueuse) est amené, conformément aux conventions du genre, à rencontrer des individus de toutes sortes au cours de celle-ci. Mais ici, et contrairement aux règles élémentaires de tout récit policier, les rencontres se succèdent sans que le détective parvienne jamais à faire le lien entre elles et sans que le spectateur puisse identifier le moindre indice ou une quelconque trame logique. De même, le détective a toujours un temps de retard sur les événements et se fait toujours surprendre.
En déniant ainsi attribuer au détective son statut traditionnel de conscience omnisciente, de décrypteur de signes, Arthur Penn détourne délibérément les conventions du film de genre. Ici, le détective, concentré en lui-même, incapable de faire le deuil de sa jeunesse (il a été un ancien joueur de football forcé à prendre sa retraite à la suite d'une blessure) et en quête de son père (comme souvent chez Penn), est aveugle à ce qui se passe autour de lui, aussi bien dans sa vie privée (sa femme le trompe avec un amant qui l'accompagne au cinéma voir "Ma nuit chez Maud", de Rohmer, détail qui ne s'invente pas) que dans son enquête. C'est un personnage absent, tout entier renfermé dans son propre monde comme pouvaient l'être également les personnages mis en scène par Arthur Penn dans ses deux premiers films (Billy le Kid dans "Le Gaucher" et Helen Keller dans "Miracle en Alabama"). Ainsi prisonnier de lui-même, il est condamné à tourner en rond, comme la dernière image du film le suggère explicitement.
Oeuvre étrange et déroutante donc, qu'on devine intimement personnelle, et dont le rythme faussement nonchalant et désinvolte tient principalement à sa mise en scène (sans effets, contrairement à certains films de Penn, comme "Little Big Man") qui épouse les hésitations et atermoiements du personnage principal, perdu dans son enquête comme il l'est en lui-même.
On remarquera au passage les prestations de deux futurs jeunes premiers : Melanie Griffith en jeune fugueuse aux moeurs libérées et James Woods.

16/07/2009

Liverpool : voyage au bout de l'ennui

Quatrième réalisation de Lisandro Alonso, cinéaste présenté ici et là au gré des festivals comme le chef de file d'une soi-disant nouvelle vague argentine, "Liverpool" concentre à lui seul tous les clichés du film d'auteur : longs plans fixes, dialogues triviaux réduits à leur strict minimum, acteurs sans charisme (malgré un comédien aux faux airs de Vincent Gallo), rythme inexistant, humour totalement proscrit... tout cela au service d'une vision désespérément pessimiste et complaisante de l'humanité sur fond d'une nature désolée (à Ushuaïa, en Terre de feu). Parti pris radical s'il en est, à défaut de faire preuve d'originalité, qui supposerait pour le moins un réalisateur doté d'un solide sens de la mise en scène. Or, à quelques trouvailles près, "Liverpool" ne s'avère qu'un petit film d'auteur prétentieux et nombriliste de plus, sans véritable personnalité.
Le sujet s'avérait pourtant fascinant : un homme travaillant à bord d'un cargo de marchandise profite d'une escale à Ushuaïa pour rendre visite à sa famille dont il a été éloigné depuis longtemps en raison d'une mystérieuse circonstance. Malheureusement, le film évite volontairement tout enjeu dramatique ou vision cinématographique qui aurait pu conférer une véritable densité à ce synopsis. Décidément, n'est pas Antonioni qui veut.
Ce qui frappe surtout dans cette entreprise c'est l'absence de générosité - à l'égard de ses personnages comme des spectateurs - dont fait preuve le réalisateur, comme si l'incommunicabilité qui imprègne son film devait forcément transparaître au sein d'une forme complètement autiste. Le scénario est volontairement sibyllin, la mise en scène claustrophobe (un comble lorsqu'on pense aux grands espaces composant les décors) et le maigre suspense (l'attente d'une explication éclairant le titre du film) nécessairement obscur. Pire, la signification du film (c'est-à-dire aussi bien son objet, son essence, bref sa raison d'être) est totalement floue : célébration du triomphe de la nature et de la petitesse de l'homme ? métaphore de la déchéance de nos sociétés ? On ne saura jamais vraiment le message qui nous est adressé, faute d'une formulation plus explicite.
Il va sans dire que cette débauche de prétention, présentée sous le masque de l'ésotérisme, ne contribuera aucunement au rayonnement artistique de Lisandro Alonso dans le paysage cinématographique mondial. Et ce n'est pas sa sortie en France, prévue le 5 août prochain (alors qu'aucun des films précédents d'Alonso n'est sorti dans son propre pays) qui devrait y changer quoique ce soit, malgré la très probable mais vaine défense orchestrée par une poignée de cinéphiles trop zélés.

15/07/2009

Le Versailles de trop

A peine nous félicitions-nous de la bonne santé retrouvée de la comédie dans notre pays qu'un film est venu brusquement, avec sa vacuité abyssale, doucher notre enthousiasme. Notre déception est d'autant plus grande que Bruno Podalydès, l'auteur de ces laborieux "Bancs publics", avait su faire preuve jusqu'ici d'un talent véritablement original dans le domaine pourtant très balisé de la comédie. Certes, ses héros lunaires sortent tout droit de chez Tati tandis que les catastrophes brillamment orchestrées qu'ils provoquent malgré eux doivent beaucoup à Blake Edwards, mais Podalydès a toujours su marquer ses films d'une singularité qui lui est propre, faite de poésie naïve, de nostalgie, de calembours pas toujours fins et d'humour décalé dans l'air du temps. C'est la réunion de ces ingrédients, aussi divers et improbables soient-ils, qui font de "Dieu Seul me voit", "Liberté-Oléron" et "Le Mystère de la chambre jaune" d'indéniables réussites.
On retrouve bien entendu tous ces éléments dans "Bancs Publics", mais ils ne composent plus la même recette savante, la même alchimie qu'autrefois. Il faut dire que sa structure éclatée - il s'agit d'un film à sketchs - n'invite pas vraiment à la concentration mais plutôt à l'éparpillement.
L'ambition de Podalydès, avec ce film, ne doit pas être pour autant sous-estimée, bien au contraire. En inscrivant pour la troisième fois l'action de son récit à Versailles, dix-sept ans après "Versailles Rive-Gauche" et onze ans après "Dieu seul me voit" - dont le sous-titre était "Versailles Chantiers" - en conviant un nombre invraisemblable d'acteurs très connus, ou encore, en structurant son film en trois grandes parties, chacune composée de plusieurs sketchs, de telle façon qu'à la fin la troisième partie rejoint la première, Podalydès indique clairement sa volonté de composer une oeuvre somme, totale, parfaite synthèse de son univers (et placée sous le nombre 3 : trilogie versaillaise en trois parties - mais s'il y avait eu le même nombre d'acteurs, nul doute que le film aurait été meilleur).
Il est néanmoins curieux que, pour un projet d'une telle envergure, Podalydès se soit essayé (car c'est la première fois qu'il s'adonne à un tel exercice) au film à sketchs. Bien entendu, il s'agit de mettre en évidence la polyphonie, la dimension chorale du "petit monde de Podalydès", mais pour parvenir à donner une cohérence et surtout à conférer une unité à des éléments épars, il faut justement s'appeler Jacques Tati ou Blake Edwards, figures tutélaires dont Podalydès, dans sa folie des grandeurs, n'a jamais paru si éloigné qu'ici. D'autre part, l'univers qu'il nous propose est franchement étroit : réduire Versailles à trois lieux (les locaux d'une entreprise, un square, un magasin de bricolage) a sans doute une valeur métonymique, mais inscrire le nom de cette ville jusque dans le titre du film relève soit de la "private joke", soit de l'imposture.
Certes, le fait de juger un film sur le seul critère de ses intentions peut sembler un procédé particulièrement malhonnête mais si l'on se contente de prendre le film pour ce qu'il est, à savoir une comédie donc, le naufrage artistique (et vraisemblablement commercial, si l'on en croit les premiers chiffres d'exploitation) de ces "Bancs publics" est encore plus flagrant.
Car que voit-on ici? Une intrigue niaise (des secrétaires comptables émoustillées par une pancarte affichée sous une fenêtre de l'immeuble leur faisant face et indiquant "homme seul"), une collection de sketchs se voulant sans doute doux-amers mais se révélant au mieux d'une banalité touchante, au pire d'une vulgarité consternante (la palme revenant à Arditi et à l'ignoble Elie Semoun qui confirme son titre de pire comique de tous les temps), un défilé de stars dont l'apparition chronométrée évoque plus souvent le petit arrangement entre amis qu'un parti pris artistique audacieux. Curieusement, celui qui se taille la part du lion dans le film reste l'auteur lui-même : dans la troisième partie, Bruno Podalydès fait feu de tout bois. En directeur de magasin roi du marketing, il vampirise le reste du casting, se permettant d'éclipser jusqu'à Catherine Deneuve. D'ailleurs, les apparitions fugitives d'une bonne partie de la grande famille du cinéma français dont le temps de présence à l'écran est bien trop bref pour que tous ces acteurs puissent véritablement incarner un personnage, nous font nous demander si Podalydès aime véritablement ses acteurs. Même son frère Denis, dont le personnage occupait une position centrale dans les deux premiers films de la trilogie, en est réduit à jouer les utilités. Certes Bruno peut être drôle par instants, mais si l'on est sûr d'avoir perdu un bon cinéaste, on est moins certain d'avoir gagné un bon acteur.
Et puis le grand absent du film c'est le scénario. Celui qu'un Tati ou un Edwards toujours aurait mis un point d'honneur à travailler avec humilité. Mais Podalydès, bien trop persuadé de son talent comique, fait preuve d'une telle désinvolture que la question d'un scénario semble ne jamais lui avoir effleuré l'esprit - sans doute était-ce trop ringard pour lui.
Seule bonne idée : la bande-annonce, composée de 23 sketchs du film, qui présente l'avantage de proposer un résumé concis du pensum en nous épargnant tous les autres.

04/07/2009

"Qu'est-ce qu'elle a ma gueule?" Note sur deux comédies actuelles



Deux films récents nous donnent encore une raison de croire en l'avenir de la comédie dans notre pays, ce qui ne constitue pas un mince exploit. Le meilleur des deux, "Les Beaux gosses", première réalisation de Riad Sattouf, auteur jusqu'ici de savoureuses BD, montre brillamment qu'un sujet traité jusqu'à la nausée, à savoir la chronique d'un adolescent à l'heure de ses premières pulsions amoureuses et sexuelles, peut, s'il est envisagé avec originalité, révéler des saveurs inédites. En l'occurrence, "Les Beaux gosses" évite avec soin les deux écueils qui minent en général ce type de sujet : celui du réalisme social à prétention pédagogique (type "Entre les murs", disons) et celui de l'analyse psychologique sur la relation parent-adolescent (je pense au désolant "15 ans et demi", à défaut d'exemple plus noble). Ici, l'inscription géographique (le spectateur dispose de peu d'indices lui permettant de repérer que l'action se situe à Rennes), sociale (le personnage principal fait indéniablement partie de la classe moyenne tandis que sa petite amie est issue d'un milieu plus aisé, mais le film n'aborde jamais cette dimension) ou même historique (la quasi-absence de référence à l'actualité, et surtout l'absence totale de téléphones portables chez les adolescents, population qui en est pourtant la plus friande, constituent autant d'éléments destinés à brouiller l'ancrage temporel) ont été clairement évacuées. Dégagé de toute considération étrangère à son univers, Sattouf se propose d'étudier l'adolescence en soi dans un monde quasiment désincarné, presque abstrait. Pour autant, toute distance scientifique ou ironique est écartée, car le processus d'identification opère : physique ingrat, intelligence plutôt moyenne, humour douteux mais décapant, les anti-héros de son film emportent d'autant plus vite la sympathie du spectateur (garçon) qu'il ne tarde pas à se reconnaître dans ces losers plus obsédés par les filles que par leurs notes à l'école.
Le film doit une grande partie de sa réussite à ses dialogues qui reflètent parfaitement le langage des ados dont l'humour et la cruauté mêlés sont les composantes essentielles. Cette mise en valeur des dialogues est d'autant plus percutante que la parole a pour fonction de traduire, dans un langage rudimentaire, certes, mais ô combien réjouissant, la frustration que ressentent nos deux compères.
Enfin, ce qui distingue "Les Beaux gosses" de l'écoeurant "American Pie", c'est sans conteste la pudeur et la tendresse infinies avec lesquelles le metteur en scène filme ces ados qui savent qu'ils ne resteront pas ados toute leur vie. Après avoir tant ri, la fin du film nous inspire d'ailleurs une pointe de nostalgie tout à fait inattendue.

De la tendresse, Eric Toledano et Olivier Nakache, les deux réalisateurs de "Tellement proches", en éprouvent indéniablement pour leurs personnages, cela ce sent malgré un scénario (mais y'en a-t-il vraiment un) plutôt confus qui rend cette histoire ultra rebattue de "famille-je-vous-aime-famille-je-vous-hais" assez anecdotique. Les dix premières minutes, plutôt enlevées, sont prometteuses et évoquent les grandes heures de la comédie italienne. Mais la suite n'est pas de ce niveau.
C'est dommage, d'autant que ce film, par sa vivacité (brouillonne, certes, mais tout de même), par la qualité de son interprétation, par les thèmes de société qu'il aborde (le racisme, la famille, la solidarité), par les valeurs généreuses et positives (tout cela sans démagogie) qu'il véhicule, et par son absence totale de vulgarité, tranche singulièrement dans le paysage terne et sans âme de la comédie hexagonale actuelle.
Vincent Elbaz est touchant en enfant qui a grandi trop vite et Omar Sy confirme, après "Nos jours heureux", du même tandem de réalisateurs, ses talents de comique en solo. Les autres acteurs s'en tirent également bien, à l'exception du pénible François-Xavier Demaison dont l'omniprésence dans le paysage cinématographique français ne laisse pas d'être un signe inquiétant.
Pour finir, et comme pour justifier le traitement parallèle de ces deux films, on notera que l'un des principaux ressorts comiques qu'ils ont en commun tient au rôle essentiel que joue l'apparence physique, en particulier le visage. Dans "Les Beaux gosses", le visage ingrat du personnage principal est régulièrement objet de dérision, parfois cruelle, de la part de ses camarades. Remarques désobligeantes qu'il infligera également à l'une de ses congénères venue lui demander, en tremblant, s'il voudrait bien sortir avec elle, et ce à quoi il lui lâchera un "Non mais, t'as vu ta gueule ?" dont la franche brutalité comique désamorce la violence de la charge. Les meilleures scènes de "Tellement proches" mettent en valeur une vexation semblable, déplacée cette fois à la couleur de la peau. Le personnage que campe Omar Sy, médecin en dernière année d'internat, est régulièrement pris par ses patients pour un simple brancardier, du fait de sa couleur. La répétition de cette méprise au cours du film détourne la simple charge anti-raciste pour parvenir à un comique de situation pleinement assumé. Belle preuve, s'il en est, d'humour décomplexé et dénué de vulgarité sur un sujet (l'apparence extérieure) plutôt... casse-gueule.
Bref, le succès public mérité que rencontrent ces deux comédies intelligentes nous réconcilie avec la Fête du cinéma.

03/07/2009

Karl Malden (1912-2009) Un homme qui avait du nez


Il est difficile d'évoquer Karl Malden sans penser immédiatement à son nez, appendice exagérément proéminent et épaté. Cet organe, fixé sur un visage par ailleurs plutôt commun, constituait son principal trait physique et il ne paraît pas exagéré de reconnaître que sans cette excroissance naturelle la carrière de Malden aurait été tout autre. Cette présence intrigante qui tranchait singulièrement avec la banalité de sa physionomie trouvait comme un écho dans sa personnalité de bon garçon qu'on sentait néanmoins secouée par des sentiments troubles et complexes.
Ses meilleurs rôles mettent d'ailleurs la singularité de son caractère en avant, comme son personnage de Mitch, le soupirant timide de Blanche dans "Un tramway nommé Désir" (A Streetcar Named Desire, 1951), rôle pour lequel il obtint justement un oscar. Ses prestations de policier ambigu dans "Mark Dixon détective" (Where The Sidewalk Ends, 1950), de Preminger et dans "La Loi du silence" (I Confess, 1953), d'Hitchcock, sont également marquées par une composition toute en subtilité.
Elève d'Elia Kazan au sein du Group Theatre, c'est le même Kazan qui lui offre ses premiers rôles importants dans "Un Tramway" et "Sur les quais" (On The Waterfront, 1954) et surtout "Baby Doll" (1956), sans doute sa plus belle performance. Abonné aux seconds rôles (il est souvent dans l'ombre de Brando, protégé de Kazan, dans "Un Tramway", "Sur les quais" et "La Vengeance aux deux visages" (One-Eyed Jacks, 1961), le curieux western mis en scène par Brando lui-même), il donne la réplique aux plus grands : Burt Lancaster, Gary Cooper, Steve McQueen, Montgomery Clift - sans jamais être réduit au rôle de faire-valoir. Il faut dire qu'il savait camper ses personnages, bons ou mauvais, avec une nuance et une humanité telles qu'ils étaient souvent au moins aussi intéressants que les personnages principaux.
A noter qu'il fit l'expérience de la mise en scène, remplaçant Delmer Daves victime d'un arrêt cardiaque, le temps de tourner les dernières séquences de "La Colline des potences" (The Hanging Tree, 1959), troublant western que Bertrand Tavernier compte parmi les dix plus beaux jamais tournés.

30/06/2009

Les mondes désenchantés de Coraline


A ceux qui penseraient toujours (mais y'en a-t-il encore depuis les dessins animés Pixar ou ceux de Miyazaki ?) que les films d'animation sont strictement réservés aux enfants, "Coraline" apporte le démenti le plus flagrant. Oeuvre d'Henry Selick, dessinateur talentueux ayant fait ses gammes chez Disney où il rencontra Tim Burton (producteur du film le plus connu de Selick, "L'Etrange Noël de Monsieur Jack", en 1994), "Coraline" est une sorte de conte horrifique à portée métaphysique, vaguement inspiré par "Alice aux pays des merveilles", le sens de l'absurde en moins.
Visuellement, on mesure avec ce film à quel point les techniques d'animation ont considérablement évolué. Le réalisme avec lequel est rendue l'expression des visages, notamment, est tout à fait stupéfiant. Le personnage de Coraline, présent dans quasiment chaque plan, s'exprime et se déplace avec un tel naturel qu'il donne l'impression qu'il s'agit véritablement d'une petite fille. Les décors également, qu'ils soient ternes et figés dans la première partie du film, ou au contraire débordant de couleurs et perpétuellement en mouvement dans la seconde, sont d'une richesse et d'une précision époustouflantes. La vision du film en 3D, dont il ne m'a pas été possible de faire l'expérience, doit probablement accentuer ces qualités graphiques.
Le paradoxe de "Coraline" c'est que, par son sujet, il constitue la plus farouche dénonciation de l'illusion et de l'apparence (du cinéma ?) et contredit ainsi sa propre virtuosité. En proie à l'ennui le plus profond dans sa nouvelle maison au décor morne, négligée par ses parents, Coraline est éblouie (tout comme le spectateur) par un monde parallèle qui se trouve être la réplique inversée du monde réel. Un monde dans lequel ses parents sont aimants et attentifs, le jardin couvert de fleurs magnifiques et animé, et ses jouets doués de parole et de mouvement. Cette dualité entre deux mondes dont l'un serait le double enchanté et merveilleux de l'autre constitue une sorte de lieu commun du conte de fées chargé d'épouser les fantasmes de l'enfance.
Mais cette vision traditionnelle se trouve vite dépassée (ou "contaminée") par une réflexion beaucoup plus ambiguë sur le statut de la réalité et de l'image. Le spectateur se rend compte, en effet, que ce monde merveilleux n'est qu'une illusion créée par une sorcière dans le but de voler l'âme de Coraline (captation figurée par des boutons cousus sur les yeux). Le monde enchanté fait place dans un premier temps à un univers cauchemardesque lorsque est révélée la vraie nature de la sorcière avant de se transformer en néant. Car l'illusion se matérialise (ou plutôt se dématérialise) quand le monde enchanté disparaît progressivement, comme aspiré, dans un décor entièrement blanc. A la fin, la sorcière prend la forme d'une araignée dont la toile est suspendue dans ce vide à la nudité déconcertante. Face à une telle métamorphose, Coraline est prête à tout pour retrouver l'univers morne qu'elle désirait tant quitter au début du film.
Le message apparemment simpliste du film, à savoir qu'il vaut mieux se contenter de ce que l'on a, aussi insipide que cela soit, plutôt que désirer une chose illusoire et pour laquelle nous pourrions perdre jusqu'à notre âme, ne doit pas leurrer. Comme tout grand cinéaste, Selick dissimule sous une fable faussement naïve une réflexion sur son art. Il s'agit en l'occurrence ici d'une vision profondément amère et désabusée puisque la création dans "Coraline" est mise au service d'une illusion, d'un leurre, et, pire encore, d'un piège.
L'art, nous dit Selick, peut être investi de deux fonctions, à l'image des deux mondes que traverse Coraline : soit il donne vie à l'imaginaire mais il est alors vide et vain, et potentiellement au service du mal ; soit il constitue une simple description de la réalité mais il ne rend compte que d'un monde sans saveur et sans joie. Aussi noire et désespérée que nous apparaisse cette vision de l'art, "Coraline", par son existence même en tant que film, constitue un petit miracle et nous offre la preuve que Selick a finalement choisi son camp : celui de l'imaginaire.
Car ce conte désenchanté, miné par le doute concernant le bien-fondé de l'art, consacre finalement rien de moins que le triomphe de la création, capable de supporter en elle sa propre négation.

27/06/2009

Leur dernière nuit - Un Gabin mineur


Dans mon désir de tenir compte ici de la quasi exhaustivité des films que j'ai pu visionner, je me dois de consacrer quelques lignes à un film relativement méconnu et dont le semi-anonymat ne constitue pas un grand crime. Il s'agit de "Leur dernière nuit" de Georges Lacombe, sorti en 1953, avec Jean Gabin, Madeleine Robinson et Robert Dalban. Le scénario, très basique, tient en deux lignes : Gabin, honnête bibliothécaire portant moustache (ce détail est assez rare pour être noté) s'avère en fait un redoutable chef de gang. Recherché par la police, après s'être échappé à la suite de son arrestation, il est aidé par Madeleine Robinson, venue fuir à Montmartre son passé trouble laissé à Limoges. Une passion naît entre eux, et, on le devine, tout cela va finir très mal.
Mise en scène impersonnelle, scénario cousu de fils blancs, un Gabin quasi inexistant (le comble!) et des dialogues bâclés (on n'ose imaginer ce qu'aurait apporté un Jeanson ou un Audiard) : dire que ce film n'est pas le plus mémorable de Gabin est un euphémisme. Reste Dalban, plutôt savoureux en commissaire de police (surtout quand on le compare à son rôle le plus connu dans les "Tontons flingueurs") et surtout Madeleine Robinson, touchante dans son rôle de jeune femme désireuse de s'acheter une respectabilité.
En 53, Gabin est au seuil de sa seconde carrière qui débutera l'année suivante avec le succès de "Touchez pas au grisbi". A cette époque, il est à la fin de sa période la plus triste où, d'échecs commerciaux en films très mineurs (à quelques exceptions près), il cherche des rôles à sa mesure. Il n'est plus le jeune premier d'avant guerre et pas encore le caïd ni le patriarche qu'il incarnera par la suite. Son double rôle (sans compter qu'on apprend au cours du film qu'il a été médecin!) dans ce film montre qu'il ne sait pas encore très bien quel costume endosser.
A noter : Gabin et Robinson partageront de nouveau l'affiche près de dix ans plus tard dans "Le Gentleman d'Epsom", film moins méconnu mais tout aussi peu inoubliable (mais dialogué par Audiard).

Bright Star ou les abîmes de la passion



Vu en avant-première Positif, "Bright Star" était présenté cette année à Cannes en compétition officielle mais sans obtenir de prix (il faut dire que le romantisme n'était guère à l'honneur sur la Croisette cette année). Accueilli avec plus ou moins de ferveur par les critiques de l'hexagone (avis favorables dans Positif et Le Monde, jugements modérés dans Télérama et Les Inrocks), il est encore trop tôt pour prédire son succès en salles s'il est vrai que Pathé, distributeur du film, a décidé de reculer la date de sa sortie en France, prévue en juillet, à... janvier 2010 (!).
A l'exception de "La Leçon de piano", récompensé par une Palme d'or en 1993, l'oeuvre restreinte (sept films en 20 ans) et exigeante de Jane Campion aura divisé les critiques et rencontré un faible succès commercial. Nul doute qu'un destin semblable soit réservé à "Bright Star".
Michel Ciment aura beau jeu, lors de la présentation du film, d'affirmer, en guise de réponse à la principale critique adressée au film par ses détracteurs, que si l'on devait réécrire le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, la définition de l'Académisme serait "film en costume". Si par "académisme" on entend film de convention dont la réalisation passe-partout est entièrement au service d'un récit tout aussi conventionnel et dont les séquences ne sont qu'une mise bout à bout de scènes illustratives au service d'un scénario plus ou moins déjà connu à l'avance par le spectateur, alors "Bright Star" n'est définitivement pas un film académique. Mais un film en costumes, cela il l'est indéniablement.
Le sujet du film, on le connaît, concerne la grande passion que connurent le poète romantique anglais John Keats (1795-1821) et Fanny Brawne les quelques mois précédant la mort du premier. Deux fausses pistes qu'un film académique n'aurait pas manqué d'emprunter : d'une part, il ne s'agit pas d'un biopic à proprement parler puisque Fanny Brawne constitue le personnage principal et Keats est vu par ses yeux ; d'autre part, une certaine convention dans les films académiques voudrait que les différentes péripéties aient pour objet de constituer autant d'obstacles susceptibles de s'opposer au bonheur partagé des amants (voir les différentes adaptations des romans de Jane Austen). Rien de tel ici, les seules péripéties consistent en l'absence/présence de Keats au gré de ses pérégrinations et au bonheur/désespoir qu'éprouve Fanny Brawne selon les cas.
Plus qu'un film en costumes, plus qu'un film sur la poésie, "Bright Star" est d'abord un film sur la passion ou plutôt sur une âme transportée par la passion. L'héroïne (l'étonnante Abbie Cornish, déjà vue dans "Elizabeth, l'âge d'or", a la beauté d'une Nicole Kidman jeune, on lui souhaite une carrière semblable - mais sans les errances chirurgicales) ne vit que par et pour son amour. Elle le vit avec intensité et il hante tout entier son imaginaire (la séquence fantastique dans laquelle elle peuple sa chambre de papillons en écho à une lettre de Keats). Elle éprouve cette passion avec d'autant plus de force que les conventions de l'époque, la première moitié du 19ème siècle, la réprouve (Keats est pauvre - sa gloire sera posthume).
Voici un sujet qui aurait inspiré Truffaut (on pense d'ailleurs à "L'Histoire d'Adèle H." pour l'attachement sans limite, jusqu'à l'obsession, de son heroïne pour les sentiments qu'elle éprouve à l'égard de l'être aimé) et le meilleur du film consiste justement dans cette peinture d'un sentiment violent et exclusif car condamné à être toujours frustré (les moments de bonheur partagé sont rares et immédiatement suivis d'une séparation - jusqu'à la séparation ultime à la mort de Keats).
Là, en revanche, où je trouve que le film pêche un peu c'est justement dans ce qui est censé faire son orginalité, soit la présence de la poésie. Ici, elle a une valeur essentiellement illustrative. Fanny Brawne d'ailleurs tombe amoureuse de Keats pour lui-même et elle n'apprécie pas beaucoup sa poésie, du moins au début. Elle demande même à Keats de lui apprendre à lire la poésie, elle-même n'y comprenant rien. La fonction de la poésie dans le film consiste principalement à servir de catalyseur pour l'amour qu'éprouve Fanny Brawne pour Keats, c'est en quelque sorte la transposition verbale d'un sentiment indicible. Mais on n'apprend pas grand-chose sur la poésie de Keats.
Si, comme l'a justement rappelé Michel Ciment, aucun film avant celui-ci n'avait abordé le thème de la poésie, c'est justement qu'il s'agit d'un art incompatible avec un autre, et encore moins avec le cinéma. La poésie, en effet, ne se révèle pas d'un coup, comme la musique ou la peinture, mais elle se découvre lentement. C'est un art de la profondeur. Rien de plus contraire au cinéma, art de l'apparence, de la fulgurance. La beauté de la poésie se dissimule, son essence échappe aux simples mots qui la forment. Le cinéma se confond tout entier avec son apparaître. Comment faire alors apparaître ce qui justement, par son essence, se trouve caché ? C'est ce paradoxe que le film ne résoud pas, et la poésie n'y acquiert pas un statut particulier, ce qui est d'autant plus regrettable que, par là, le génie de Keats n'est pas apparent et on a l'impression que l'héroïne du film aurait pu éprouver les mêmes sentiments pour un peintre, un pianiste ou même n'importe qui sans talent artistique.
Un dernier mot pour conclure : la mise en scène, malgré quelques beaux moments (la capture des papillons, toujours), ne magnifie pas toujours les sentiments de l'héroïne (ce qui est le propre d'un Truffaut dans "Les Deux anglaises et le Continent" ou "L'Histoire d'Adèle H." justement). Les moments "en creux" du film, c'est-à-dire les moments sans véritables enjeux dramatiques, composant l'essentiel de celui-ci, on aurait pu s'attendre à une mise en scène contemplative, mettant en valeur le temps suspendu. Ce qui n'est pas le cas, Jane Campion s'attachant plus volontiers à la description de petits faits quotidiens. Mais leur incidence sur les sentiments de l'héroïne et sur la progression dramatique est si infime qu'ils peuvent lasser à la longue.
J'en ai déjà trop dit sur ce film pour lequel, et malgré ces réserves, j'éprouve une tendresse particulière. Rien que pour sa tentative de dépeindre toute la noblesse et la profondeur du sentiment amoureux, ce qui n'est guère courant de nos jours, "Bright Star" mérite d'être défendu avec ferveur et sincérité.