02/01/2013

Les Diables de Guadalcanal

A l'inverse de "La Maison dans l'ombre", oeuvre pleinement personnelle et maîtrisée de Nicholas Ray, "Les Diables de Guadalcanal" témoigne assez péniblement du manque de conviction de son auteur, pour la raison essentielle que ce film de propagande est à mettre principalement à l'actif de son instigateur, Howard Hughes, et de son interprète principal, John Wayne, qui se fit concocter un scénario sur-mesure par son "yes man" habituel, James Edward Grant. La mainmise sur le projet de Hughes et de Wayne, tous deux participants actifs à la "Chasse aux sorcière" sévissant alors à Hollywood explique en grande partie le manque d'investissement de Ray. Son attachement au film semble avoir été mu uniquement dans un souci de tromper la vigilance de la Commission sur les activités anti-américaines auprès de laquelle ses convictions libérales pouvaient paraître suspectes. Reste un film de guerre passablement ennuyeux et académique, aux scènes de bataille répétitives, abusant des images d'archives (tirées d'ailleurs de la guerre de... Corée !). Plus que le conflit armé et les considérations stratégiques (prouver la nécessité d'un appui aérien pour l'avancée des troupes au sol) qui lui sont liées, c'est surtout la lutte entre le commandant joué par John Wayne et son second incarné par Robert Ryan qui semble intéresser Nicholas Ray. Chacun envisage différemment la fonction de commandement, l'un (John Wayne) se montrant volontiers inflexible à l'égard de ces hommes tandis que l'autre (Robert Ryan) s'affichant au contraire compréhensif et humain. On devine sous ces deux conceptions une couche évidemment idéologique, mais le happy end règle le différend de manière expéditive, Robert Ryan se convertissant aux méthodes, strictes mais nécessaires dans le contexte d'une guerre, de John Wayne.
Finalement ce sont les à-côté de l'intrigue et des scènes de bataille qui permettent au film d'être encore à peu près regardable aujourd'hui. Les scènes d'intimité, qu'elles soient celles mettant en scène John Wayne et sa femme, ou les moments de camaraderie entre soldats, témoignent de la tendresse et de l'humanité que Nicholas Ray insuffle à ses personnages.

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Les Diables de Guadalcanal (Flying Leathernecks, 1951)
Nicholas Ray

01/01/2013

La Maison dans l'ombre

Exemple même du cinéaste maudit, Nicholas Ray a toujours occupé une place à part au panthéon des grands réalisateurs hollywoodiens. Peintre de la violence intérieure, il a lui-même été sujet à des crises et ses tournages ont été régulièrement émaillés d'accrochages en tout genre ou de compromis obtenus à l'arraché. De fait, sa personnalité à fleur de peau et son caractère volontiers irascible s'accordaient mal avec la rigidité du système hollywoodien, et nombre de ses films ont fait l'objet de l'intervention, pas toujours bénéfique, des producteurs qui ont retravaillé un scénario par-ci ou modifié un montage par-là. Malgré les contraintes et les influences extérieures, l'oeuvre de Ray est certainement l'une des plus personnelles et des plus intimes qui ait pu s'épanouir au sein des normes hollywoodiennes. "La Maison dans l'ombre", son septième film, constitue un exemple volontiers représentatif de son travail. Réalisé sous l'ère d'Howard Hugues, producteur-roi de la RKO, le film met en scène le type de personnage que Ray affectionne par-dessus tout : celui du misfit, en proie à des démons qui le pousse à exercer une violence à l'encontre de son environnement social, à défaut de pouvoir la canaliser contre lui-même. L'oeuvre de Ray pourrait être tout entière résumée sous le titre français donné au film semi-autobiographique réalisé un an plus tôt et dont le personnage principal, campé par Humphrey Bogart, scénariste alcoolique, se trouve en proie à des pulsions de violence qu'il lui est impossible de dominer : "le violent".
La violence, la frustration : les personnages de Ray butent sur le monde comme sur une énigme. Le personnage de policier désabusé et malheureux qu'endosse Robert Ryan dans "La Maison dans l'ombre" ne fait pas exception aux autres personnages de rebelles sans cause qui, de "La Fureur de vivre" au "Brigand bien-aimé", des "Amants de la nuit" à "Johnny Guitare", ont émaillé la filmographie de Ray. Cette inaptitude à vivre en société est telle, vouée à déboucher sur une impasse, que dans "La Maison dans l'ombre", le quotidien étouffant du policier Jim Wilson, décrit dans un souci naturaliste, typique des films policiers de genre des années cinquante (décor urbain, tournées nocturnes, bars louches, prostituées...) laisse rapidement place, au bout de 30 minutes, à une autre histoire, complètement différente. Comme si aucun dénouement, sinon tragique (comme dans "Les Amants de la nuit" ou "La Fureur de vivre"), n'était à attendre au sein de l'environnement urbain pour le personnage dégoûté de lui-même et asocial qui nous est présenté. A la trentième minute donc, Jim Wilson, est muté par sa hiérarchie, en raison de son caractère violent, à la campagne. Le film, dès lors, emprunte une autre voie. Le décor change : au décor urbain succède un paysage désertique et hivernal ; l'entourage social du personnage est également différent : ses amis laissés à la ville (et que l'on ne reverra plus de tout le film) sont remplacés à des villageois apeurés par un criminel en fuite et prêts à rendre justice eux-mêmes. Le point commun entre ces deux univers : l'hostilité à laquelle se heurte le policier, qu'il s'agisse de celle que lui témoignent les criminels ou même les passants honnêtes (à la suite d'une bavure) en ville, ou de celle du père de la jeune victime à la campagne qui fait preuve de scepticisme à l'égard de l'efficacité du policier. La mise en scène, elle-même, est différente : l'effet de routine que traduisaient les nombreux plans tournés en voiture disparaît au profit d'un montage plus nerveux, souligné par la musique frénétique de Bernard Herrmann, destiné à renforcer l'impression d'urgence véhiculée par la traque du criminel dans la neige. Enfin, à la 45ème minute, commence presque un troisième film, au ton cette fois plus apaisé et romantique, à la suite de la rencontre du policier avec la jeune aveugle jouée par Ida Lupino et qui lui permettra de trouver enfin, ou du moins momentanément, la paix, dans un happy end un peu artificiel (et absent du roman de A. I. Bezzerides dont le film est tiré mais qui aurait été imposé par Howard Hughes). 
Finalement, le miracle du film, comme souvent chez Ray, tient à des éléments très hétérogènes et disparates, qui mis bout à bout, auraient pu aussi bien conduire à la catastrophe. Deux exemples. Tout le film tient sur une ligne de crête très étroite : les ruptures de ton mentionnées, plus abruptement agencées, auraient suffi à rendre le film boîteux, oscillant entre le naturalisme, le suspense et le mélodrame sans que le spectateur comprenne véritablement de quoi il en retourne. Pourtant, en dépit de ces ruptures, le film témoigne d'une fluidité merveilleuse, et l'apport de la musique d'Herrmann ne doit certainement pas être sous-estimée dans cette réussite. Deuxième exemple : la psychologie des personnages, sur lequel le film repose fortement, qu'il s'agisse de celle du policier joué par Robert Ryan ou de la jeune aveugle personnifiée par Ida Lupino. Les retournements de situation, justifiées par leur psychologie, et malgré leurs invraisemblances (elle l'aime malgré la mort de son frère dont il est l'auteur indirect...), trouvent naturellement leur place, seront-on tenté de dire grâce à une forme de romantisme presque surnaturel (qui n'a plus rien à voir en tout cas avec le naturalisme du début du film) que les deux acteurs, constamment sur la brèche eux aussi entre le sublime et le ridicule, parviennent à rendre palpable.


 
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La Maison dans l'ombre (On dangerous Ground, 1952)
Nicholas Ray