25/11/2010

Cannes en automne


Pour les non-privilégiés, dont je fais partie, qui n'ont pu se rendre sur la Croisette cette année, il a fallu attendre plusieurs mois avant de découvrir des films déjà abondamment commentés dans les médias et de juger la pertinence du palmarès.
Une fois n'est pas coutume, l'excellent accueil critique réservé à "Des hommes et des dieux", le cinquième film de Xavier Beauvois, depuis sa présentation à Cannes (où le film a obtenu le Grand prix du jury), jusqu'à sa sortie (Pierre Murat de Télérama constituant une exception notable), s'est doublé d'un succès public inattendu, certains spectateurs visionnant le film deux fois - phénomène réservé d'habitude à des films comme "Avatar". Un tel engouement n'a pas manqué d'alimenter les rubriques de nos chroniqueurs du temps présent qui ont attribué tour à tour ce succès à un besoin de la part des Français de revenir à des valeurs essentielles (la foi, l'amour, le devoir moral) en ces temps de crise, de reprendre espoir grâce à un message de paix et de tolérance et de croire à un dialogue possible entre les religions. L'auréole est tout de même un peu lourde à porter pour Xavier Beauvois qui ne pensait sûrement pas que son film s'inscrirait à un tel point dans l'air du temps. Rien de morbide non plus, bien que l'on sache d'emblée le sort réservé aux moines, mais le souci de coller au plus près à la foi qui anime les personnages ainsi qu'aux difficultés et aux doutes auxquels ils sont confrontés. Ajouter à cela une belle mise en valeur des paysages marocains, offrant au film un cadre inspiré du western - le thème des résistants retranchés rappelant vaguement "Rio Bravo". Dommage en revanche que Beauvois insiste un peu trop sur cette dimension-là : le dernier repas des moins, filmé en gros plans, rappelle Sergio Leone - influence hors de propos ici. D'autant que l'oeuvre musicale utilisée à cette occasion - "Le Lac des cygnes" - empêche la séquence d'atteindre son but : transcender, par la seule grâce de la musique, la joie et la souffrance afin de figurer l'apothéose des moines. Une fausse bonne idée donc, d'autant plus dommageable que la plus grande sobriété guidait l'ensemble du film jusque-là. La prestation de Lambert Wilson est particulièrement habitée : le film lui doit beaucoup.

On retrouve d'ailleurs frère Christian, pardon Lambert Wilson, dans "La Princesse de Montpensier" de Bertrand Tavernier, candidat malheureux au festival de Cannes. L'acteur joue à peu près le même rôle, mais à une autre époque, la seconde moitié du XVIème siècle. Il incarne un intellectuel, une sorte d'esprit éclairé à la Montaigne ou Erasme, dans une époque violente et troublée. Tavernier a cherché l'originalité en choisissant d'adapter une nouvelle méconnue de Madame de Lafayette, mais le propos est relativement similaire à celui de "La Princesse de Clèves", à savoir les atermoiements d'une demoiselle partagée entre son mari et son amant, entre le devoir et la passion. La partie se complique avec le surgissement de deux autres prétendants : notre Lambert Wilson, incarnation de l'expérience et de la sagesse et le duc d'Anjou (futur Henri III) dont les intentions à l'égard de la belle sont assez explicites. L'effort de reconstitution est impressionnant : on est loin des images d'épinal véhiculées par les téléfilms. Comme souvent dans ses films historiques (depuis "Que la fête commence" et "Le juge et l'assassin"), Tavernier ne cherche pas tant à "faire vraisemblable" qu'à "faire vrai" en mettant le spectateur en immersion totale et en empathie avec les personnages. Ca marche quand il s'agit des décors (superbes) et des batailles (impressionnantes de vérité). On est en revanche un peu moins convaincu de certains choix de distribution, notamment Grégoire Leprince-Ringuet (oui, l'amant de Louis Garrel dans "Les Chansons d'amour"), pas vraiment à son aise dans des habits un peu trop grands pour lui, et Mélanie Thierry qui rend assez maladroitement palpable les fluctuations de ses sentiments. En revanche, Gaspard Ulliel, Michel Vuillermoz et surtout l'inconnu Raphaël Personnaz en duc d'Anjou sont truculents à souhait. De la belle ouvrage donc, où amour, haine, action, violence, mort sont étroitement mêlés. Finalement, ce film plein de panache répond assez parfaitement à la définition du cinéma telle que l'envisage Samuel Fuller dans "Pierrot le fou".

18/10/2010

"The Social Network" - all about Mark

Avec "The Social Network", son huitième film, David Fincher réussit sans conteste un petit exploit : tenir en haleine deux heures durant sur un sujet a priori peu séduisant, à savoir l'ascension foudroyante de Mark Zuckerberg, le créateur du site le plus fréquenté au monde après le moteur de recherche Google, Facebook. De plus, le film illustre la faculté étonnante, propre aux Américains, et impensable chez nous, de parvenir à s'emparer, sous une forme fictionnelle, d'une l'actualité encore brûlante (voir cette année "Green Zone" de Paul Greengrass sur la guerre en Irak ou "Fair Game" de Doug Liman sur l'affaire Valerie Plame).
D'un autre côté, le film, de par son sujet, est frappé d'un paradoxe particulièrement gênant ici : son incapacité à saisir la réalité dont il prétend rendre compte. Portrait d'un petit génie de l'informatique s'étalant sur une demi-douzaine d'années (de l'émergence de l'idée de Facebook dans le cerveau de son créateur, aidé par ses multiples "sources" d'inspiration, jusqu'à son succès planétaire et aux procès que celui-ci entraîne), "The Social Network" ne rend à aucun moment palpable la révolution que constitue l'émergence de la sphère Internet : il y moins d'ordinateurs dans "The Social Network" que dans la moyenne des films américains qui sortent aujourd'hui. On pourra trouver l'argument fallacieux, d'autant plus, nous objectera-t-on, qu'on voit très peu de journaux dans "Citizen Kane", film dont le principal protagoniste est un magnat des médias.
Il peut évidemment paraître inutile dans la plupart des films décrivant des "success story" de décrire avec précision les domaines dans lesquels s’illustrent les personnages, mais cette mise en perspective fait cruellement défaut ici. Fincher, et son scénariste Aaron Sorkin (brillant scénariste de "The West Wing" notamment) supposent que le spectateur connaît déjà le phénomène que constitue Facebook et l’engouement planétaire qu’il suscite : malgré ce que le titre du film pourrait laisser supposer, ni Internet ni même Facebook ne constituent le sujet de celui-ci.
Car là n'est pas le propos de Fincher et de Sorkin (tous deux partageant la même ignorance à l’égard du réseau social avant de travailler sur ce film). Leur vision est plus universelle : c’est la traditionnelle histoire du vilain petit canard à l’heure d’Internet – où tout va évidemment plus vite – sujet qui rend possible l’utilisation des ressorts classiques propres au roman balzacien et au cinéma dans son ensemble, défini comme théâtre des passions : l’argent, le pouvoir, l'envie, la jalousie, l’imposture… tout en apportant une touche très moderne avec cette peinture de personnages à peine pubères, complètement associables, devenant des stars multi-millionnaires en quelques clics de souris. En fait, il s'agit ni plus ni moins que d'un "soap-opera", un produit de série (à l'américaine bien sûr!) parfaitement conçu : le rythme intensif et les dialogues mitraillettes (qui rappellent les films de Mankiewicz ou le Hawks de "His Girl Friday") formidablement écrits apportent une profondeur inattendue aux personnages d’ailleurs bien servis par l’excellence de leurs interprètes. Enfin, le théâtre de cette "vanité" (le campus de Harvard) est dépeint avec une ironie propre aux moralistes. Et on se dit que ce film, d'une durée de deux heures donc, aurait pu aussi bien s'étaler sur plusieurs heures et, séparé en épisodes, aurait constitué une formidable série.
Cette impuissance de Fincher à investir la sphère Internet semble illustrer l'incapacité du cinéma, en général, à rendre compte du monde numérique - aucun film, avant celui-ci, n'était aussi lié à l'univers d'Internet, et on ne compte plus tous les navets adaptés de jeux vidéos. Mais si le metteur en scène de "Seven" a raté son grand film "2.0", il a en revanche réussi un grand film sur la comédie humaine, à l'instar du Welles de "Kane" et du Mankiewicz de "All About Eve".

13/10/2010

Woody Allen - La mort et rien d'autre


Malgré ses allures de comédie, "You will meet a tall dark stranger", n’est ni plus ni moins que l’œuvre la plus désespérée d’un auteur dont le pessimisme latent, pourrait-on dire, a pourtant régulièrement percé l’écorce comique de ses films. Il règne ici une atmosphère funèbre particulièrement saisissante : finie l’époque où l’on dansait avec la Mort ("Guerre et amour", "Tout le monde dit I Love You"), finie également l’époque où le merveilleux intervenait comme contrepoint à la noirceur de la vie ("La Rose pourpre du Caire"), terminé le temps où l’amour, cette pauvre chose si éphémère, s’avérait finalement possible ("Hannah et ses soeurs", "Broadway Danny Rose", "Whatever Works" et son happy-end forcé). Les personnages de "You Will Meet" n’ont même plus l’aura tragique qui entourait le héros arriviste de "Match Point" dont les desseins étaient favorisés par un hasard qui prenait les traits de la destinée. Les quatre protagonistes sont ici livrés à eux-mêmes, désespérément seuls, face à leurs choix, à leurs désirs condamnés à être déçus, à leur (ir)responsabilités. Si magie il y a, elle est l'oeuvre d'une pseudo-voyante.

Pétris de contradictions, désirant une chose puis son contraire (l'écrivain incarné par Josh Brolin fasciné par la fille vivant en face de son immeuble, puis regardant son ex-femme se déshabiller dans leur ancien appartement après avoir emménagé avec sa voisine, signifiant ainsi que c'est après l'avoir perdue qu'il s'intéresse de nouveau à elle ; de même le personnage campé par Anthony Hopkins demandant à son ex-femme de revenir avec lui alors qu'il était à l'initiative de leur divorce), les "héros" du film souffrent perpétuellement d’une insatisfaction chronique - aussi bien métaphysique. Comme si l’insatisfaction, et son corollaire, la souffrance, constituaient l’essence même de la vie, une vie d’autant plus absurde que ces personnages se débattent seuls avec eux-même, dans un monde définitivement sans Dieu. La noirceur du trait n’est pourtant jamais accusée par une quelconque exagération des situations : au contraire, c’est la banalité des événements contés ici, leur trivialité, qui certes, prête volontiers à rire, mais surtout consterne. Si la voix off (fréquemment utilisée par Woody Allen, dernièrement dans "Vicky Cristina Barcelona") instaure une distance ironique à l’égard de l’action, en revanche le regard "omniscient" n’est jamais méprisant ni réducteur à l’égard des personnages. Au contraire, bien que la vanité soit le motif principal qui sous-tende le film, le spectateur ne peut manquer d’éprouver une réelle compassion à l'égard de ces êtres, si humains et dont nous sommes finalement les frères. Et si l'on rit beaucoup devant le spectacle de ces échecs en série, le rire reste pourtant amer, car finalement la mort est au bout du chemin, nous rappelle Woody Allen. Ce "tall dark stranger" auquel le titre original fait explicitement référence et que nous rencontrerons tous un jour ou l'autre.

Le film est d’autant plus remarquable que la tonalité profondément pessimiste qui l’imprègne ne déteint en aucune façon sur la forme, au contraire. Woody Allen multiplie les flash-backs, les ellipses, les sauts, avec une habileté et une vitalité insatiables, parvenant ainsi, par la seule élégance de la mise en scène, à prendre le contre-pied de son propos funèbre.

Les esprits chagrins reprocheront sans aucun doute au réalisateur de se répéter en reprenant des figures déjà utilisées dans ses autres films : celle de la prostituée de "Maudite Aphrodite", celle de l’artiste en panne d’inspiration de "Harry dans tous ses états", etc… les esprits positifs y verront plutôt une synthèse parfaite de son univers, une œuvre somme donc - qu’on n’osera qualifier de "testamentaire" puisqu’il est notoirement connu que son film suivant est déjà tourné.

Le film débute et se clôt sur une citation de Shakespeare ("la vie est un récit plein de bruit et de fureur qui ne signifie rien"), mais cette phrase définitive de Schopenhauer aurait été également appropriée : "Vraiment, on a peine à croire à quel point est insignifiante, vide de sens, aux yeux du spectateur étranger, à quel point stupide et irréfléchie, de la part de l’acteur lui-même, l’existence que coulent la plupart des hommes; une attente sotte, des souffrances ineptes, une marche titubante à travers les quatre âges de la vie, jusqu’à ce terme, la mort; en compagnie d’une procession d’idées triviales."

24/05/2010

Tendances du festival de Cannes


S'il peut paraître illusoire de vouloir commenter un palmarès dont on n'a vu aucun film jusqu'à présent, il est malgré tout tentant de chercher à en dégager certaines conjonctures. L'attribution de la Palme d'or à un véritable outsider, le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, certes déjà récompensé à Cannes par des prix mineurs à deux occasions, mais pratiquement inconnu du grand public, s'affiche sans conteste comme le prix le plus radical décerné par les jurés du festival de Cannes depuis la palme accordée aux frères Dardenne onze ans plus tôt. Un prix en accord semble-t-il avec le goût d'une certaine frange de la critique, en particulier française, qui n'a pas hésité à proclamer, à l'annonce du prix, la victoire du "vrai cinéma" contre un cinéma jugé, par certains en tout cas, académique et baignant dans la naphtaline à l'instar des films proposés cette année par Mike Leigh ou Bertrand Tavernier - films par ailleurs ignorés par les membres du jury.
Au-delà du mérite artistique supposé du film, ce dont nous ne doutons évidemment pas, et sans ignorer que le niveau général de la compétition fut jugé décevant par l'ensemble des critiques et des festivaliers - ce qui pourrait expliquer, du moins en partie, l'audace de ce prix - c'est la portée symbolique de cette Palme d'or qu'il convient d'interroger.
L'attribution de la récompense suprême à ce jeune réalisateur (39 ans) et à la carrière encore limitée ("Oncle Boonmee" est son cinquième film) va à l'encontre de la tendance de ces dernières années qui voulait que ce prix couronne un metteur en scène à la carrière déjà riche et à la réputation internationale solidement établie; ainsi les palmes attribuées cette dernière décennie à Lars Von Trier, Nanni Moretti, Roman Polanski, Gus Van Sant, Michael Moore, les frères Dardenne (pour leur deuxième palme), Ken Loach et Michael Haneke l'an dernier. Si Tim Burton et son jury ont choisi de récompenser la nouveauté, ce prix apparaît également comme un choix encore plus radical que la Palme remise par David Cronenberg aux inconnus d'alors qu'étaient les frères Dardenne en 1999 ou celles accordées plus récemment au Roumain Cristian Mungiu et au Français Laurent Cantent car ces films, pour "difficiles" qu'ils soient, étaient également susceptibles de fédérer un large public (ce que leur exploitation en salles a confirmé par la suite : plus de 300 000 entrées en France pour "4 mois, 3 semaines et 2 jours", un score inespéré pour un film roumain, et 1,5 million d'entrées pour "Entre les murs", sans parler de leur exposition à l'international). Pas sûr cependant que "Oncle Boonmee", au regard des oeuvres précédentes de Weerasethakul, marquées par un esotérisme envoûtant pour les uns ou fortement rasoir pour les autres, attire autant les foules - sans compter que cette oeuvre "personnelle" (dixit l'intéressé au journal "20 minutes") s'oppose aux deux films suscités qui abordaient des sujets de société pouvant toucher le public.
Plus profondément, la reconnaissance, par le biais d'un tel prix, d'une oeuvre aussi marginale, risque de creuser un peu plus le fossé entre un cinéma américain "mainstream" surpuissant faisant subir au public un matraquage marketing inexorable et des films de festival ne dépassant que rarement le cercle restreint des critiques spécialisés.
Cette segmentation nous paraît d'autant plus préoccupante qu'elle nous semble en contradiction avec la vocation première de la Palme d'or, à savoir la consécration d'un cinéaste déjà établi, à l'oeuvre exigeante mais néanmoins accessible à tous. A l'inverse, le Grand prix est traditionnellement destiné à récompenser la nouveauté et la découverte, ce qui est le cas lorsqu'il est obtenu par un film comme "La Forêt de Mogari" de la japonaise Naomi Kawase en 2007, mais qui semble malheureusement parfois se réduire à n'être qu'un lot de consolation pour des films sur lesquels les membres du jury peinent à s'accorder ("Un Prophète" l'an dernier ou "Broken Flowers en 2005). La tradition est une fois de plus mise à mal cette année puisque le film ayant obtenu le Grand prix, "Des Hommes et des dieux", de Xavier Beauvois, semblait répondre en tous points aux exigences d'une Palme : un cinéaste déjà établi et récompensé, un film à destination d'un large public et un accueil critique unanimement favorable... Le Festival a perdu là l'occasion de montrer une certaine ouverture et risque malheureusement de donner raison aux esprits chagrins (voir les propos catastrophistes et sans nuance du journaliste du Figaro) regrettant la complaisance et l'autisme d'un certain cinéma d'auteur - celui-là même qui vient d'être consacré à Cannes !
Finalement, ce prix confirme jusqu'à la caricature la schizophrénie du festival de Cannes aujourd'hui : stars et paillettes objets de fascination de la part du public d'un côté ; films d'auteurs peu goûtés par ce même public de l'autre. Ce paradoxe, qui a toujours marqué le festival depuis sa création, n'a jamais paru si apparent cette année. Faut-il s'en plaindre ou s'en réjouir ? Plutôt que de chercher une vaine réponse, contentons-nous de voir les films lors de leur sortie en salle et d'apprécier, comme chaque année, la haute tenue et l'exigence d'un grand nombre de films sélectionnés par le premier festival de cinéma au monde.

22/02/2010

Le Guerrier silencieux - De l'acide dans l'hydromel


Le danois Nicolas Winding Refn, auteur de la fameuse et sanglante trilogie "Pusher", et plus récemment de "Bronson" - film consacré au détenu le plus violent d'Angleterre - n'a jamais fait dans la dentelle. Violence et hémoglobine constituent, si l'on peut dire, des motifs récurrents chez lui. "Le Guerrier silencieux", son dernier film, ne fait certes pas exception à la règle mais surprend constamment par son ambition esthétique et une vraie maîtrise formelle - qui vire parfois, il est vrai, à l'excès de formalisme - et fournit en quelque sorte la preuve que la violence s'avère finalement l'aspect le moins intéressant de son film - et pourquoi pas ? - de son oeuvre. Les scènes délibérément "gores" sont déjà vues et ne sont aucunement liées à une réflexion ou une esthétique susceptibles de lui conférer un statut particulier. Elles sont en tant que telles parfaitement gratuites. Voilà pour la faiblesse principale du film, même si force est de reconnaître à Refn la parcimonie avec laquelle il use, finalement, d'effets ostensiblement grand-guignolesques passé la première demi-heure. On regrettera également l'abus de certaines poses et autres effets tape-à-l'oeil, voire clipesques, notamment lors de la séquence du "voyage" en drakkar, mais heureusement, serait-on tenté de dire, ces touches de mauvais goût assumé ne suffisent pas à gâcher l'oeuvre dans son ensemble - qui s'avère tout de même impressionnante.
De quoi est-il question ici ? Comme le suggère son titre original ("Valhalla Rising" - référence au Royaume d'Odin, le Paradis des Vikings), "Le Guerrier silencieux" met en scène des Vikings (oui des Vikings) mais n'est pas à proprement parler un film de Vikings ou sur des Vikings puisqu'il ne s'agit pas d'un film historique ou d'aventures. Il serait d'ailleurs bien malaisé de définir le "genre" du film. Pour faire court, on pourrait dire qu'il s'agit d'une sorte de "trip" (au sens propre comme au sens figuré) sous acide : d'ailleurs, les protagonistes absorbent vers la fin du film un curieux breuvage qui les rend, disons, un peu excités. Le sujet du film peut prêter à (sou)rire : des Vikings chrétiens (oui chrétiens) quittent leur pays natal pour partir en croisade mais ils se perdent en route et débarquent en Amérique. La première partie, relativement linéaire, montre la libération du héros, esclave d'une tribu Viking, tandis que la deuxième, plus contemplative, est consacrée au voyage en tant que tel. Enfin, la troisième partie, la plus audacieuse, est constituée par de longs moments de délire visuel correspondant à une plongée dans la psyché des personnages et dont l'esthétique rappelle fortement les clips gothiques d'Anton Corbijn (pour Depeche Mode et Iron Maiden notamment) ou de Samuel Bayer (pour Metallica et Smashing Pumpkins entre autres) - filiation renforcée par la présence d'une musique " industrialo-ambient" délibérément crispante. Cette dernière partie s'achève sur ces visions proprement hallucinatoires.
Comble du fantastique (ou du ridicule) : Mads Mikkelsen (l'acteur fétiche de Refn - incarnation par ailleurs de l'ennemi de James Bond dans "Casino Royale" et plus récemment de Stravinsky dans le film de Jan Kounen consacré à Coco Chanel) joue le rôle d'un terrible guerrier borgne et muet - mais possédant le don rare de prévoir l'avenir. Cela fait beaucoup pour un seul homme (aussi Viking soit-il), mais Mikkelsen se sort très honorablement d'un rôle difficile et son visage inexpressif, qui rappelle celui de Poutine, convient parfaitement à son personnage.
Alors quoi ? Comment expliquer que l'on sort finalement fasciné de tout ce fatras new-age bruyant et d'assez mauvais goût ? Il y a la photographie d'abord, absolument magnifique, des paysages de montagne (au début du film) puis de forêt (à la fin), filmés avec une précision extraordinaire et qui confèrent à la nature ici magnifiée (le film a été tourné en Ecosse) une présence aussi mystique que dans les films de Boorman ("Délivrance", "Excalibur" et "La Forêt d'émeraude" notamment) ou Malick. La deuxième partie du film, lors de la séquence du voyage en drakkar, se déroulant entièrement dans la brume, fait d'ailleurs perdre au film une bonne partie de son pouvoir de fascination. Et puis il y a la thématique du voyage en tant que telle : un voyage plus spirituel que physique jusqu'au bout de l'enfer pourrait-on dire. Le personnage interprété par Mikkelsen est perçu par ses compagnons Vikings comme le diable chargé de les conduire en enfer. Or, il se trouve que ce guerrier violent et solitaire est accompagné d'un enfant qui le suit partout où il va et qui se charge de traduire ses pensées. Cet attachement réciproque apporte au film - et donc au personnage - une humanité inattendue. Ajouter à cela la structure ternaire de l'oeuvre (malgré un découpage absurde et relativement artificiel en six chapitres) et le motif du voyage, qui ici, rappelle "Le bateau ivre" de Rimbaud, et ne symbolise rien de moins que la traversée des âmes vers la mort, enrichissent le film d'une cohérence dialectique et d'une profondeur métaphysique insoupçonnables de prime abord. Et Refn réussit finalement un petit miracle en parvenant ainsi à faire émerger une certaine forme de spiritualité, toute païenne, cela va sans dire, d'un ensemble aussi fruste et brut de décoffrage - grâce à, ou en dépit de (c'est selon), une stylisation poussée à l'extrême. Rien que cela suffit à faire relativiser les réserves exprimées plus haut. Reste à espérer que Refn continue à faire preuve par la suite d'une semblable ambition et renonce à son goût pour les effets chocs trop faciles.

03/02/2010

In the air - beaucoup de vent pour rien


La palme du film le plus hypocrite de ce début d'année revient sans conteste à "Up In The Air" ("In The Air" dans sa version française - allez savoir pourquoi) de Jason Reitman, responsable déjà de "Thank You For Smoking" et "Juno", deux films sympathiques abordant néanmoins avec une certaine complaisance des sujets à dimension sociale, voire sociétale. "Up In The Air" se situe dans la même veine mais surfe cette fois avec opportunisme sur le thème en vogue de la crise américaine. D'où vient le sentiment de malaise, cette impression que Reitman prend ses spectateurs pour des idiots ? Par le fait que le film débute comme une satire des méthodes de licenciement en vogue aux Etats-Unis pour finalement s'achever sur la conclusion que l'amour et la famille incarnent des valeurs plus importantes que le travail ? Par le fait que Reitman, comme gage d'authenticité sans doute, laisse à de vraies personnes licenciées le soin d'énoncer ce message plein de sagesse ? Par le fait que la morale du film se résume peu ou prou à "mieux vaut être pauvre et entouré de sa famille que riche et seul" ?
Ne pas chercher ici, on l'aura compris, une satire féroce ou même une réflexion subtile sur le monde de l'entreprise, Jason Reitman n'est pas un décrypteur de la société américaine ni même un moraliste, il n'a rien à voir avec Michael Moore ou Robert Altman, figures écrasantes pour lui. En fait c'est un faux dur, un faux cynique, ce que l'on pressentait déjà dans "Thank You For Smoking" encore que le personnage incarné par Aaron Eckhart avait le mérite d'aller jusqu'au bout de ses principes, aussi contestables qu'ils puissent être. Ici le personnage interprété par George Clooney (qui croit toujours personnaliser le chaînon manquant entre Cary Grant et Clark Gable) n'assume même pas ce qu'il est : il se met tout à coup à croire au mariage ! - revirement qui nuit complètement à la portée intiale du film. En fait, Jason Reitman est un doux, il croit à l'humanité, au bonheur, à la famille : la scène de mariage est d'ailleurs celle qu'il filme le mieux. Ce côté fleur bleu contamine tous les personnages : Clooney donc, mais aussi la trop rare Vera Farmiga qui incarne une working girl apparemment sans état d'âme, sacrifiant foyer et mari sur l'autel du "business" mais se révélant in extremis être une femme mariée (quoique infidèle) et bardée d'enfants, et Anna Kendrick qui endosse le rôle d'une jeune femme aux dents longues qui prend subitement conscience de l'inhumanité de son job. Bref, Reitman accumule les clichés avec brio, ce qui aboutit à un film curieusement bancal : trop sentimental pour que la satire soit réussie et trop stéréotypé pour que sa générosité fonctionne vraiment.
Il reste néanmoins un réalisateur attachant malgré ce ratage que nous mettrons finalement sur le compte de la maladresse, même si un humour douteux (le "Can-sir", calembour à oublier d'urgence), et un excès de naïveté - ce qui ne constitue certes pas un défaut en soi, "Mr. Smith au Sénat" et "La Vie est belle", probables modèles de ce film, sont des sommets de naïveté, mais n'est pas Capra qui veut - jouent contre lui. Nous attendrons cependant son prochain film avec une certaine indulgence.

25/01/2010

L'année Vincere

Fin d'année oblige, je me plie à l'exercice incontournable de la traditionnelle liste des films de l'année.

Mes 10 films préférés :
- Vincere, de Marco Bellochio
- Inglourious Basterds, de Quentin Tarantino
- Etreintes brisées, de Pedro Almodovar
- Public Enemies, de Michael Mann
- Le Ruban blanc, de Michael Haneke
- Bright Star, de Jane Campion
- Les Beaux gosses, de Riad Sattouf
- Dans la brume électrique, de Bertrand Tavernier
- Coraline, d'Henry Selick
- Un prophète, de Jacques Audiard

5 reprises en salle :
- Pas d'orchidées pour Miss Blandish, de Robert Aldrich
- Traitre sur commande, de Martin Ritt
- L'esclave libre, de Raoul Walsh
- Occupe-toi d'Amélie, de Claude Autant-Lara
- The Proposition, de John Hillcoat (pas vraiment une reprise puisque ce film n'est jamais sorti en France)

Vu lors des derniers jours du mois de décembre, "Vincere" de Marco Bellocchio, s'impose sans conteste comme le plus beau film d'une année qui fut pourtant très riche, et ce, malgré quelques critiques dédaigneuses, heureusement minoritaires, et une très mauvaise distribution qui l'empêcha de passer la barre des 200 000 spectateurs. C'est d'autant plus dommage que "Vincere", par sa forme audacieuse et la force de son sujet, parvient à conjuguer, une fois n'est pas coutume, l'exigence d'un film d'auteur et un classicisme propre à séduire un large public.
Présenté en sélection officielle lors du dernier festival de Cannes, "Vincere" est le deuxième film de la compétition, avec le très beau "Bright Star" de Jane Campion, consacré à un personnage - féminin - lié de près à une figure historique mais oublié des livres d'histoire. Si le traitement intimiste de "Bright Star" se prêtait tout naturellement à la description du quotidien, tout en rêverie et en contemplation, de la maîtresse de Keats, en revanche, le lyrisme puissant, proche de l'opéra, de "Vincere" s'accorde merveilleusement avec le parcours fougueux et chaotique de la femme martyr de Mussollini. Parvenir à tenir en haleine deux heures durant et donner au film les allures d'une odyssée alors que la majeure partie de celui-ci se déroule dans un asile psychiatrique n'est pas le moindre exploit de Marco Bellocchio.
Certes, le film se présente moins comme un film politique ou une fresque historique que comme un mélodrame à la Douglas Sirk ou Fassbinder (quelque que soient par ailleurs les différences esthétiques et thématiques les distinguant de Bellocchio) centré sur la destinée d'une femme, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'Ida Dalser, la femme délaissée de Mussolini, personnifie l'Italie qui s'offre littéralement à son Duce (l'attraction qu'exerce Mussolini sur Ida Dalser au début du film est purement physique) puis se retourne violemment contre lui lorsqu'elle se trouve finalement trahie.
Plastiquement superbe, riche en trouvailles visuelles audacieuses notamment grâce à un usage savant des images d'archive, et inspiré de bout en bout, "Vincere" est à la fois une oeuvre classique et expérimentale et achève de consacrer Bellocchio comme l'un des plus grands réalisateurs mondiaux.