06/10/2009

The Molly Maguires : une tragédie minière


La réédition en salles d'oeuvres tombées plus ou moins dans l'oubli offre parfois l'opportunité d'une réévaluation à certaines d'entre elles qui n'auraient pas été véritablement comprises en leur temps. C'est sans conteste le cas de "The Molly Maguires" ("Traître sur commande", le titre français adopté lors de sa sortie initiale, n'a pas été repris à l'occasion de sa reprise en salles - initiative bien compréhensible puisqu'il ne rend pas véritablement compte du sujet du film), oeuvre méconnue, non seulement en France mais également aux Etats-Unis, sa patrie d'origine, et ce, malgré la présence au générique de deux stars alors au sommet, Sean Connery et Richard Harris.
L'indifférence quasi-générale qui accueillit le film à sa sortie, en 1970, est sans doute liée au contexte : le début des années 70 coïncide avec l'émergence du Nouvel Hollywood qui se caractérise, entres autres, par le traitement de sujets en phase avec la société contemporaine. Les films marquants de cette époque sont notamment "Easy Rider", "Le Lauréat" ou "Macadam Cowboy". De ce point de vue, il est compréhensible qu'un film consacré à un mouvement anarcho-syndicaliste irlandais dans les régions houillères de la Pennsylvanie de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle n'ait pas fait courir les foules. De plus, les convictions de gauche de Martin Ritt et de son scénariste, Walter Bernstein (qui ont valu à l'un et l'autre de figurer sur la fameuse Liste noire de la Commission des affaires anti-américaines lors des années sombres du maccarthysme), telles qu'elles s'expriment dans "The Molly Maguires", paraissaient sans nul doute parfaitement anachroniques aux yeux d'une société délivrée de la paranoïa anti-communiste et plus préoccupée par la libération des moeurs en cours.
A revoir le film aujourd'hui, les préoccupations sociales qui sous-tendent son propos constituent pourtant l'élément le plus fort et poignant de celui-ci. Elles prennent une dimension non seulement visuelle (les plans de ces enfants à la gueule noire, assommés d'épuisement à la fin d'une journée de travail, qui attendent leur tour pour recevoir leur paie, sont saisissants de ce point de vue) mais également discursive, notamment lorsque le chef de l'organisation anarchiste des Molly Maguires, incarné par Sean Connery, prononce un discours révolté après s'être aperçu qu'on est sur le point d'enterrer un vieil homme sans le vêtir d'un costume : "42 ans passés dans la mine et pas de quoi se payer un costume à sa mort". Le combat pour la dignité des exploités, voilà la lutte qui anime les Molly Maguires, même si les moyens violents qu'ils emploient (attentats, meurtres de policiers) les condamnent par avance.
Cette dimension tragique, ce désespoir face à l'injustice d'un ordre social immuable dont les pauvres sont les éternelles victimes, est renforcée par la figure de l'espion (le "traître" du titre français) chargé par la police d'infiltrer les Molly Maguires. Cet espion partage le même sentiment de révolte du groupe à l'égard du pouvoir oppresseur et ses convictions le poussent parfois au-delà du cadre de sa mission : il frappe à mort un policier et il participe activement à la destruction du magasin de la ville. Outre sa nationalité irlandaise, son sentiment d'appartenance à la classe laborieuse le fait rapidement accepter par l'ensemble de la communauté qui le considère comme l'un des leurs, et il parvient même à se faire aimer d'une jeune femme. Mais ce qui le distingue des autres, c'est son désir irrépressible de quitter sa condition, de rompre avec la fatalité de son milieu social, ce qui explique sa trahison, qui s'effectue à un double niveau : il trahit les Molly Maguire en facilitant leur capture mais il trahit également, et surtout, sa "classe". La dualité du personnage est rendue avec beaucoup de subtilité par le jeu tout en nuance de Richard Harris tandis que sa dimension faustienne est suggérée par les apparitions soudaines du policier auquel il fait régulièrement ses rapports et qui surgit, tel un diable, dans les endroits les plus inattendus.
Ce sujet particulièrement fort est servi par d'excellents interprètes (Richard Harris donc et un Sean Connery d'une parfaite sobriété) ainsi que par une photographie superbe (Martin Ritt et son chef-opérateur désiraient à l'origine tourner le film en noir et blanc afin de mieux rendre compte de l'obscurité de la mine; les couleurs, même pour les scènes d'extérieur, sont délibérément assombries tandis que celles tournées dans les mines sont éclairées uniquement à la bougie). On regrettera seulement quelques longueurs, notamment lors des scènes d'amour, mais dans l'ensemble, le film de Martin Ritt, cinéaste inégal, mais à qui l'on doit tout de même deux films de référence dans deux genres bien distincts, le film d'espionnage ("L'homme qui venait du froid", 1965) et le western ("Hombre", 1966), se révèle d'une beauté tragique et d'une humanité tout à fait rares. On notera que la reprise en salles de ce film rend enfin justice à son montage initial (il était amputé de près de 20 minutes lors de sa sortie en France) et permet d'apprécier son impressionnant prologue, long de quinze minutes et entièrement muet.