26/04/2011

"A bout de course" - Famille, je vous aime

C'est sans conteste l’un des plus beaux films de Sidney Lumet dont la carrière foisonnante est pourtant riche en réussites. Trop injustement méconnu, ce film est pourtant caractéristique du style de Lumet : une mise en scène discrète, avare en effets trop voyants, simpliste en apparence (mais en apparence seulement) qui fait la part belle aux acteurs dont la caméra surprend les émotions sur les visages, épouse les déplacements dans l’espace et met en valeur les comportements et les discours, conformément à la posture humaniste de l’auteur.
Néanmoins, ce film est plus chaleureux que la plupart des autres réalisations de Lumet, caractérisées par un style plus sec et tranchant, quasi documentaire (pensons à "Un après-midi de chien" par exemple). Cela tient sans doute à la nature des rapports unissant les personnages entre eux. Contrairement à la plupart des films de Lumet, "A Bout de course" ("Running on empty", 1988) ne décrit pas la lutte opposant un homme isolé à la société, mais la fuite d’une famille unie et hors-la-loi. Deux éléments ici se distinguent de la dramaturgie traditionnelle des films de Lumet : d’une part le motif de la poursuite remplace la logique de la confrontation ou du combat ; d’autre part, la figure habituelle du héros solitaire fait place à une organisation familiale solidaire. Ces deux traits distinctifs rassemblés donnent ainsi naissance à une situation initiale peu conventionnelle au regard des canons hollywoodiens : qu’une famille si heureuse et si unie puisse être recherchée par le FBI à la suite d’un attentat perpétré des années plus tôt, cela tranche singulièrement avec l’idéologie de l’american way of life considérée comme source unique de plénitude familiale. Or l’american way of life, voilà précisément ce que Arthur et Annie Pope, les deux parents, anciens militants politiques pénétrés des idéaux progressistes des années soixante-dix, refusent par conviction et que leur fuite tend à exclure.

Mais les temps où l’on pensait que les utopies politiques pouvaient changer le monde est révolu, les anciens camarades de lutte sont passés à des modes d’expression plus radicaux (l’épisode avec l’ancien ami Gus), et comme l’indique le titre, la « course » est vaine : qu’Arthur et Annie le veuillent ou non, qu’ils constituent une famille atypique, changeant d’identité et modifiant leur physionomie au gré de leurs déménagements, ils doivent néanmoins s’adapter à la société et contribuer à leur manière au mode de vie capitaliste, comme l’admet lui-même Arthur. On n’échappe pas à son passé, mais on n’échappe pas non plus à la société.

La famille, dès lors, représente l’alternative à l’échec politique. Le ton chaleureux du film tient justement au fait que la tendresse est le sentiment principal dictant les rapports entre les personnages. Une tendresse que seuls les membres d’une même famille peuvent exprimer. Ainsi les parents souffrent d’avoir été éloignés de leur famille (Arthur qui se souvient avec nostalgie de sa mère dont il a appris la mort par un contact ; les retrouvailles déchirantes d’Annie avec son père et lors desquelles elle lui annonce qu’elle a toujours pensé à sa mère et à lui). Même l’histoire sentimentale entre le fils aîné, Danny, joué avec un naturel désarmant par le regretté River Phoenix, et Lorna est également placée sous le sceau de cet amour familial : invitée par Danny à la fête d’anniversaire de sa mère, elle est rapidement intégrée à la famille, et c’est Lorna qui offre le coquillage en cadeau à Cynthia.

Si la famille est un refuge, une réserve d’amour, elle s’avère également étouffante : poursuivie, elle doit déménager souvent et chacun doit prendre une fausse identité, travailler au noir, vivre dans le mensonge - un choix de vie pleinement assumé par les parents mais pas par Danny, partagé entre son aspiration à réussir sa carrière de pianiste accompagné de la fille qu’il aime et sa fidélité filiale à l’égard de sa famille. Ce tiraillement est le sujet central du film. Or Danny, enfant aimant, n’osera s’opposer à ses parents et c’est Annie, sa mère, qui l’aidera à résoudre son dilemme en faisant appel à son propre père qu’elle n’avait pas vu depuis des années, acceptant ainsi de se séparer de son fils tant que durera leur fuite. Les membres d’une même famille peuvent éprouver un amour si fort qu’ils peuvent se résoudre à se séparer de l’un des leurs si son bonheur l’exige, telle pourrait être la morale du film. Cette séparation se double ici d’une réflexion profondément amère sur la transmission puisque la chance que Cynthia laisse à son fils de réussir dans la société, c’est celle qu’elle a elle-même choisi de sacrifier, étant jeune, au profit de son engagement militant.

Quand l’idéalisme politique est brisé, la famille, elle, est toujours là pour nous garantir son amour, semble nous dire Lumet. Vingt ans plus tard, dans le désespéré "7h58 ce samedi-là", c’est le cocon familial lui-même qui implosera sous la poussée de l’individualisme et de la cupidité.

25/04/2011

Sidney Lumet, une conscience de l'Amérique

C'était un humaniste, dans le sens le plus noble du terme. Tous ses films prennent parti pour les marginaux, les déclassés, les déshérités, les misfits rejetés du système américain. Cette affection pour les exclus (auquel il s’identifiait sans doute, étant lui-même issu d’un milieu très modeste) ne faisait pourtant pas de lui un rebelle ou un iconoclaste, au contraire, rares sans doute sont les cinéastes américains à croire aussi fortement aux institutions : de "Douze hommes en colère" à "Jugez-moi coupable", en passant par "Le Verdict", ses films consacrés au système judiciaire ne constituaient pas tant une critique de celui-ci que l’utilisation dévoyée qu’en font quelques-uns pour leur profit. De même, le système de corruption généralisé à l’œuvre au sein de l’instance policière que décrivent "Serpico" et "Le Prince de New York" sert moins à jeter l’opprobre sur l’ensemble du système qu’à mettre en valeur ceux qui se battent contre lui. En fait, dans ses films les plus engagés, il n’est pas exagéré de dire que Lumet incarne le point de vue du simple citoyen américain, légitimement en droit de s’interroger sur le fonctionnement de ses institutions.
Ce point de vue engagé n’est pourtant jamais didactique et n’inspire jamais non plus à Lumet de longs discours pontifiants ni de grande leçon moralisante. Car ce n’est pas tant les discours que les personnages qui l’intéressent. A cet égard les films adaptés de pièces de théâtre ne comptent pas parmi ses réussites (à l’exception de "L’homme à la peau de serpent") car ils sont souvent trop éloignés de ses préoccupations morales. A l’opposé, ses films les plus critiques à l’égard d’un système dont il pointe les dysfonctionnements sont d’abord et avant tout des portraits d’hommes en butte à la société et au monde. Nul cynisme ni amertume pour autant, au contraire, ses personnages (le juré incarné par Henry Fonda dans "Douze hommes", les policiers incarnés respectivement par Al Pacino et Treat Williams dans "Serpico" et "Le Prince") incarnant une véritable conscience de l’Amérique, témoin, certes, des injustices mais qui veille malgré tout au rétablissement de la vérité et des valeurs morales. Dans ses films les plus forts, ses personnages sont d’ailleurs investis d’une véritable mission. Rien de glorieux ni d’extraordinaire chez eux pourtant. Car Lumet se range du côté de ceux dont les ambitions, en apparence modestes, correspondent à des aspirations légitimes souvent contrariées : la justice, la démocratie, l’égalité… Aucun sensationnalisme non plus (si l’on excepte cette satire de la télévision qu’est "Network", mais ce traitement était imposé, d’une certaine manière, par son sujet), l’œuvre de Lumet étant suffisamment riche en dénonciations de tout type de manipulation pour qu’il tombe lui-même dans ce travers.
Pour autant, ses personnages ne sont pas des abstractions mais des êtres singuliers et le spectateur s’intéresse d’autant plus à leur combat qu’il s’attache à leurs difficultés (la solitude de Serpico, l’alcoolisme de Paul Newman dans Le Verdict). Ce profond humanisme va de pair avec une direction d’acteurs impeccable, et ce n’est pas un hasard s’il fit tourner les plus grands (Sean Connery cinq fois, James Mason quatre fois, Al Pacino deux fois, mais aussi Brando ou Michael Caine).

Souvent méprisé ou traité avec dédain par la critique, Sidney Lumet a rarement eu droit au qualificatif d’auteur, soit parce qu’appartenant à une génération de cinéastes issus de la télévision (comme John Frankenheimer ou Franklin J. Schaffner), on lui reprocha d’avoir appliqué un certain style télévisuel à ses films, soit parce que sa filmographie abondante qui alterne films de commande et films personnels, et où se côtoient le profond et l’anodin, semblait trop décousue pour qu’il ait véritablement réussi à imprimer sa marque sur chacun de ses films. A vrai dire ces remarques ne sont pas fausses, mais loin de dévaloriser le cinéaste, elles permettent de mettent en valeur les caractéristiques de sa personnalité.
S’agissant de son style, on a parfois dit qu’il en manquait (encore qu’un film comme "The Offence" fait preuve de trouvailles audacieuses), mais la mise en scène a pour vocation de servir son sujet et ses personnages, et pas l’inverse. A cet effacement des effets de caméra répond le retrait du cinéaste derrière son œuvre, comme en témoigne la grande diversité des sujets et des genres abordés tout au long de sa carrière. Il n’aurait peut-être pas volontiers pris à son compte l’étiquette d’auteur d'ailleurs, tant il donne l’impression d’avoir toujours abordé le cinéma en artisan, trouvant son plaisir dans le simple fait de tourner. Lui-même considérait que tout travail sur un film constitue toujours un bon moyen d’apprendre son métier.
Cette grande modestie caractérisait l’homme qui reconnaissait volontiers, à l’instar d’un Chabrol, ses échecs et ses ratages. Il est vrai qu’il se lança dans un certain nombre d’entreprises hasardeuses : une adaptation d’Agatha Christie ("Le Crime de l’Orient Express"), un musical avec Michael Jackson et Diana Ross, un remake du "Gloria" de Cassavetes avec Sharon Stone, un film avec Vin Diesel… mais on retiendra surtout la peinture de New York esquissée film après film : une ville métissée, violente, loin de l’image glamour laissée par Woody Allen, et ses personnages magnifiques voués à mener un combat dérisoire.

Sa carrière s’est achevée sur une conclusion désespérée : dans "7h58 ce samedi-là", la déliquescence des institutions s’étend à un autre symbole des valeurs américaines : la famille. Un aveu d’impuissance inattendu pour ce défenseur inlassable des causes perdues dont la foi paraissait pourtant inébranlable.