29/09/2009

Le Ruban Blanc ou les racines du mal


Présenté en sélection officielle lors des derniers jours du Festival de Cannes, le dernier film de Michael Haneke, "Le Ruban blanc", est aussitôt apparu, de l'avis de l'ensemble des critiques, comme l'un des prétendants les plus sérieux à l'obtention de la récompense suprême. Opinion partagée également par le jury (et notamment par sa présidente, Isabelle Huppert, qui imposa fermement ce choix aux jurés, paraît-il) qui lui attribua effectivement la Palme d'or, quatre ans après le prix de la mise en scène couronnant le précédent film en compétition de l'Autrichien à Cannes, "Caché".
Sans démériter, et sans remettre en question ce choix qui nous paraît tout à fait justifié, "Le Ruban blanc" nous a néanmoins paru comme une oeuvre moins forte que celles proposées cette année par Tarantino, Audiard ou Almodovar. Cela tient sans doute à la nature très théorique du film qui confère à celui-ci des allures de démonstration. Démonstration magistrale et passionnante, certes, mais trop lourdement exposée pour que le film parvienne à fasciner vraiment. Son sujet (éminement philosophique) est pour le moins ambitieux : cerner les origines du mal, ou comment la barbarie peut-elle surgir dans un petit village prussien, apparemment sans histoire, à la veille de la première guerre mondiale. Le thème du mal qui parcourt le film renvoie à l'ensemble de l'oeuvre d'Haneke, mais ce qui distingue celui-ci des précédents, c'est qu'il ne s'agit plus d'en observer les effets (la violence, la haine...) mais d'en distinguer les causes. En ce sens, "Le Ruban blanc", s'il n'était aussi brillamment scénarisé, pourrait ressembler à une sorte de film expérimental dans lequel le docteur Haneke s'emploierait à faire apparaître, grâce à la magie du cinéma, le mal à sa naissance, ou à sa racine.
Sous cet angle, le choix de l'époque et du lieu semble être moins dicté par des considérations historiques (le film ne prétend à aucun moment que les enfants de cette époque seront un jour des nazis) que par des motivations exclusivement expérimentales : en l'occurrence un village clos sur lui-même au sein duquel vit une société soumise à un régime patriarcal protestant particulièrement sévère. Ce qui intéresse évidemment Haneke et constitue le fil rouge de sa démonstration, c'est la description précise des mécanismes d'oppression en vigueur au sein de cette micro-société (soumission des enfants au père, des femmes aux hommes) et l'identification des pouvoirs oppressifs (la noblesse et la religion, personnifiées par le baron et par le pasteur). Les principales victimes de ce système sont les enfants, mais, comme souvent chez Haneke, une sorte de complicité lie de manière indéfectible les victimes et leurs bourreaux et chacun finalement, et telle pourrait être la thèse du film, est à son tour victime et bourreau - le mal apparaissant au bout du compte comme une composante consubstantielle à toute société. Cette dialectique des rapports d'oppression s'accompagne de son corollaire, le refoulement, autre thème favori de Haneke et déjà abordé dans "Caché", puisque cette réciprocité sadique s'exerce très hypocritement, étant entendu que la responsabilité est collective (et non plus seulement individuelle, comme dans "Caché"), ce qui explique les protestations d'innocence des enfants et leur défense par le pasteur de même que l'aveuglement général dans le village.
La description des sévices - aussi bien sur le plan physique que moral - est rendue avec une précision méticuleuse - et si les châtiments corporels restent hors plan, en revanche les tortures morales (la déclaration de haine du médecin à sa maîtresse, les manifestations du rigorisme pervers que fait régner le pasteur au sein de sa famille) sont filmées avec la précision d'un entomologiste.
L'aspect très théorique propre au film est renforcé par le volontaire dépouillement de sa mise en scène et des décors, par la photographie en noir et blanc et par l'absence de musique. Cette désincarnation formelle contribue à la déshumanisation des personnages qui ne sont que des figures types (l'instituteur, le pasteur, le régisseur, le médecin) ou abstraites simplement destinées à la mise en oeuvre de la démonstration. L'adoption d'un style littéraire (la voix off) et d'un récit dissimulé sous la forme d'une fausse intrigue policière ainsi que le choix d'un personnage central - l'instituteur - un peu niais compensent mal la rigidité du cadre et l'aspect fortement didactique de l'ensemble.
En revanche, la présence des jeunes comédiens - tous remarquables - et la beauté de certains gros plans centrés sur leurs visages évoquent immanquablement Bergman. Ces plans, empreints de l'humanisme propre au cinéaste suédois, constituent un contrepoint salvateur à l'univers d'Haneke, dont le nihilisme chronique, pourrait-on dire, trouve une fois de plus sa parfaite expression dans ce "Ruban blanc" brillamment démonstratif.

26/09/2009

Un prophète américain


Grand favori pour la Palme d'or lors de sa projection à Cannes, et très apprécié par les critiques tant européens qu'américains, "Un Prophète", cinquième film de Jacques Audiard, dut se contenter, si l'on peut dire, de la médaille d'argent, à savoir le Grand prix du jury. Oeuvre forte et puissante qui confirme les talents déjà reconnus de son auteur, "Un Prophète" se distingue au moins autant des films français en général que des films de prison, véritable genre en soi. Avec les films français, car les personnages, à l'instar des films anglo-saxons empreints de behaviorisme, sont définis par leurs actes et non par leurs idées et sont, dès lors, constamment en mouvement. Avec les films de prison, car il n'est aucunement question ici d'évasion, contrairement à la thématique traditionnelle liée au genre et à laquelle les deux films français de référence en la matière, "Un condamné à mort s'est échappé" de Robert Bresson et "Le Trou", de Jacques Becker, ne faisaient pas exception, mais plutôt de comprendre les règles permettant de survivre et même de "réussir" (le terme ne semble plus incongru à l'issue de la projection) en prison.
Ces deux originalités se comprennent à partir des deux présupposés dont Audiard s'est servi comme fondement à la racine de son film. Le premier présupposé tient à la nature même du personnage principal, Malik, jeune maghrébin analphabète et sans famille. Sans identité culturelle ou sociale qui le détermine, c'est donc par ses actes qu'il doit se forger une identité et ainsi se révéler, il est une force qui va. Le deuxième présupposé repose sur l'apparente indifférenciation, aux yeux des prisonniers, de l'univers carcéral et du monde exterieur. La prison n'est pas un lieu détaché de la société, elle en constitue au contraire un miroir grossissant, un concentré. Comprendre les règles en vigueur dans celle-là permet de mieux les appliquer dans celle-ci. D'ailleurs, lors de ses sorties, Malik fait la même chose qu'en prison : il tue, il vend de la drogue, il manipule ses ennemis. Les barreaux sont symboliques, et s'ils délimitent l'espace, ils ne modifient pas pour autant les comportements. Cette équivalence est renforcée lors des scènes filmées à l'extérieur : l'absence de perspective et de paysage (à l'exception de la séquence onirique des daims) donne le même sentiment de confinement que les scènes de prison.
Le sujet du film est semblable à celui de "De battre mon coeur s'est arrêté", précédente réussite du cinéaste, à savoir l'apprentissage. Mais, alors que la découverte du piano par le personnage incarné par Romain Duris s'accompagnait d'une élévation morale de celui-ci qui abandonnait sa vie de petit malfrat, en revanche l'apprentissage de Malik se borne à un enseignement purement pratique : il s'agit de savoir qui tuer, avec qui se lier, avec qui faire du "business". Contrairement aux films traditionnellement consacrés à la mafia ou au banditisme, il n'est nullement question ici de l'assimilation d'un quelconque code d'honneur ou d'une éthique propre aux criminels. Il s'agit essentiellement de se forger une place au sein d'une organisation clanique (les Corses ou les Barbus). L'ascension de Malik tiendra notamment à son intégration à l'une puis à l'autre bande, au gré des circonstances - schéma qui rappelle vaguement celui de "Pour une poignée de dollars", de Sergio Leone (lui-même repris à "Yojimbo" de Kurosawa).
L'aspect dérangeant du film ne tient pas tant à l'abolition de tout sens moral qu'au caractère violemment primitif des personnages. Contrairement encore aux films de gangsters traditionnels, les personnages n'ont aucune ambition de respectabilité ni de réussite sociale quel le crime pourrait leur permettre de concrétiser. Le crime, et son corollaire la violence, n'est pas un moyen mais constitue une fin en soi. La seule motivation des personnages, qu'ils soient de petits dealers ou des parrains, s'épuise dans le trafic de drogue et le brassage de l'argent, point de départ et point final de leurs aspirations. Ainsi, la prétendue "ascension" de Malik, qui, par la ruse, réussit à devenir un véritable parrain, semble illusoire et s'assimile plutôt à une spirale circulaire : à la fin, il est toujours un trafiquant de drogue, mais à plus grande échelle. En ce sens, cette "success-story" paraît bien amère et dérisoire.
L'enthousiasme quasi-général qui a accueilli ce film louait souvent sa peinture réaliste de la société et de la prison, encore que celle-ci paraisse bien ambigüe. Faut-il parler de réalisme ou de clichés à propos de la condition des femmes (mère ou prostituée, sinon point de salut), de l'échec de toute tentative d'insertion, des avocats véreux, du système de corruption généralisée orchestré dans la prison ? Cette peinture soit-disant réaliste paraît aussi triviale que ses personnages. Audiard n'aurait-il pas cherché à faire plus réaliste que la réalité - c'est-à-dire encore plus cauchemardesque, un peu sans doute pour "épater le bourgeois" ? Certes, on objectera qu'il s'agit d'une oeuvre de fiction, mais l'apparente authenticité du film rend particulièrement difficile la distinction des élements fictifs. On regrettera également la naïeveté du regard d'Audiard qui semble souvent se confondre avec celui de ses personnages - une légère distanciation, comme chez Scorsese, aurait sans doute été la bienvenue pour "mettre en perspective" l'action. Mais tel n'était pas le propos d'Audiard, il faut bien le reconnaître.
Cette facilité et le caractère légèrement pernicieux de l'entreprise n'enlèvent rien aux atouts de ce film important qui, par la nervosité de sa mise en scène, le talent des interprètes (Tahar Rahim en tête, déjà un grand acteur) et l'habileté de son scénario illustre la bonne assimilation par les Français (et Audiard en particulier) d'un certain sens de l'efficacité toute américaine. L'obtention très probable d'un Oscar en apportera, sans nul doute, la confirmation.

14/09/2009

L'art de la fugue

Typique des productions hollywoodiennes des années 70, "La Fugue" ("Night Moves", 1975) d'Arthur Penn, décrit une machination complexe dont le personnage principal (un détective privé) doit décrypter les principaux rouages au fur et à mesure qu'il identifie les protagonistes qui y ont pris part. Pourtant, et malgré ce que ce résumé succint pourrait suggérer, ce film échappe au genre du thriller paranoïaque, type "Les 3 jours du condor" ou les films d'Alan Pakula, et se révèle une oeuvre très personnelle dans la carrière protéiforme d'Arthur Penn.
La première particularité, c'est que l'intrigue policière proprement dite n'intervient qu'une demie-heure avant la fin (sur deux heures de film) et trouve sa résolution pratiquement au moment où elle se met en place. D'ailleurs, la nature particulièrement embrouillée de cette intrigue et la rapidité avec laquelle elle est conduite montre clairement son caractère inessentiel, voire artificiel. La résolution finale a beau donner lieu à une superbe scène sous marine (et muette de surcroît), elle n'apporte pas de véritable révélation et en soi ne résout rien pour nous, spectateurs, transportés malgré nous dans une enquête menée tambour battant dont les tenants et aboutissants échappent à tout le monde - à commencer par le détective lui-même.
En fait, ce surgissement quasi extraordinaire de l'énigme policière relativise la portée de celle-ci tout en éclairant sous un jour nouveau ce qui l'a précédée.
En effet, "Night Moves" se révèle très vite être moins un polar que le portrait d'un homme trompé par tous car se trompant avant tout sur lui-même. Cet homme, magnifiquement campé par un Gene Hackman fraîchement sorti de son rôle dans "Conversation secrète" de Coppola (film avec lequel "Night Moves" partage certaines similitudes thématiques) est un détective privé qui, à l'occasion d'une enquête (qui a pour but de retrouver une jeune fugueuse) est amené, conformément aux conventions du genre, à rencontrer des individus de toutes sortes au cours de celle-ci. Mais ici, et contrairement aux règles élémentaires de tout récit policier, les rencontres se succèdent sans que le détective parvienne jamais à faire le lien entre elles et sans que le spectateur puisse identifier le moindre indice ou une quelconque trame logique. De même, le détective a toujours un temps de retard sur les événements et se fait toujours surprendre.
En déniant ainsi attribuer au détective son statut traditionnel de conscience omnisciente, de décrypteur de signes, Arthur Penn détourne délibérément les conventions du film de genre. Ici, le détective, concentré en lui-même, incapable de faire le deuil de sa jeunesse (il a été un ancien joueur de football forcé à prendre sa retraite à la suite d'une blessure) et en quête de son père (comme souvent chez Penn), est aveugle à ce qui se passe autour de lui, aussi bien dans sa vie privée (sa femme le trompe avec un amant qui l'accompagne au cinéma voir "Ma nuit chez Maud", de Rohmer, détail qui ne s'invente pas) que dans son enquête. C'est un personnage absent, tout entier renfermé dans son propre monde comme pouvaient l'être également les personnages mis en scène par Arthur Penn dans ses deux premiers films (Billy le Kid dans "Le Gaucher" et Helen Keller dans "Miracle en Alabama"). Ainsi prisonnier de lui-même, il est condamné à tourner en rond, comme la dernière image du film le suggère explicitement.
Oeuvre étrange et déroutante donc, qu'on devine intimement personnelle, et dont le rythme faussement nonchalant et désinvolte tient principalement à sa mise en scène (sans effets, contrairement à certains films de Penn, comme "Little Big Man") qui épouse les hésitations et atermoiements du personnage principal, perdu dans son enquête comme il l'est en lui-même.
On remarquera au passage les prestations de deux futurs jeunes premiers : Melanie Griffith en jeune fugueuse aux moeurs libérées et James Woods.