01/06/2011

Cannes : Revue de palmarès (2/2)

Outre la Palme d'Or, deux autres films importants ont été particulièrement distingués, à raison selon nous, par le jury. Nous ne parlerons pas du film de Nuri Bilge Ceylan, programmé trop tardivement, mais de "Drive" de Nicolas Winding Refn et du "Gamin au Vélo" des frères Dardenne.
S'agissant du premier, nous nous réjouissons de son prix de la mise en scène car "Drive", brillant film noir, confirme les talents de plasticien de son metteur en scène. Sur le papier, le scénario du film (en gros, la vengeance d'un as du volant à l'encontre d'affreux mafiosis menaçant la femme - déjà mariée à un autre pourtant - qu'il aime) peut effrayer : on pense à un succédané de la série "Fast & Furious" ou à une énième bessonnerie. C'est sans compter la virtuosité du réalisateur, qui, à partir d'un sujet rabâché parvient à surprendre sans cesse. Moins abscons que son précédent "Guerrier silencieux", ce film, tourné aux Etats-Unis avec des acteurs américains, reprend certes les poncifs du film noir hollywoodien, mais Winding Refn parvient à les adapter à son univers et réussit une œuvre tout à fait personnelle. Il y a également ici une certaine perfection narrative qui rappelle (toutes proportions gardées) le Fritz Lang de "The Big Heat" ou "Beyond A Reasonable Doubt" : les faits s'enchaînent avec une rigueur implacable qui a la force d'une démonstration. Bien sûr, le film est moins profond qu'il veut bien s'en donner l'air : son formalisme "clipesque" (renforcé par une musique électronique inspirée des années 80) peu sembler parfois gratuit mais a vocation, et parvient à la longue, à être hypnotisant. De même, son traitement de la violence doit presque tout à Scorsese et Tarantino, mais les scènes "gore" (signature habituelle du cinéaste) sont parfois amenées avec un sens du contraste tout à fait étonnant (voir la scène du baiser romantique échangé dans l'ascenseur entre notre conducteur et sa dulcinée immédiatement suivie d'une rectification du portrait d'un gros bras). Ajoutons à cela des vues aériennes de L.A. à faire pâlir d'envie Michael Mann et un certain romantisme tout à fait inattendu dans ce monde de brutes et nous avons là un authentique film d'auteur.
Quant aux frères Dardenne, c'est une autre histoire. Sélectionnés pour chacun de leurs films depuis "Rosetta" en 1999, ils collectionnent les récompenses, soit dans l'ordre décroissant d'importance : deux Palmes d'Or, un prix d'interprétation et un prix du scénario. A cette liste déjà longue, les deux frères peuvent ajouter cette année un Grand Prix. N'en jetez plus ! Il faut dire qu'ils font partie de ces rares cinéastes à susciter le consensus, tant par l'universalité des thèmes abordés, par la maîtrise du scénario et par leur brillante direction d'acteurs. C'est cette unanimité qui a permis aux frères belges d'obtenir une deuxième Palme d'or avec "L'Enfant" en 2005, tant les membres du jury étaient divisés entre les partisans de "Caché" de Michael Haneke et les thuriféraires de "Broken Flowers" de Jim Jarmusch. On pourrait trouver ce nouveau trophée redondant si les deux frères n'avaient pas encore une fois fait la démonstration de leur talent à rendre compte d'un cheminement moral (incarné explicitement ici par les trajets du garçon en vélo) tout bressonien. La caméra, toujours en mouvement, conformément à l'habitude des deux maîtres d'œuvres, épouse fidèlement cette trajectoire exposée ici comme une fable. Le petit héros, à l'instar de sa grande soeur Rosetta, est une force qui va, en perpétuel mouvement, inflexiblement buté sur une idée fixe : se faire aimer par son père. Cette idée fixe le rend non seulement aveugle à l'amour que lui porte sa "mère" adoptive (magnifique Cécile de France) mais le conduit à commettre des actes de délinquance. Le crime ne constitue pas pour autant une fin en soi mais représente pour lui un moyen de se faire aimer de son père (en lui donnant de l'argent volé). Cette preuve d'amour ne sera pourtant pas payée de retour. Il s'en faudra de peu que le "gamin" paye cher son aveuglement mais à la fin il aura en quelque sorte racheté sa faute. L'amour passe par un dur apprentissage, nous disent les frères Dardenne, mais ils nous rappellent également à quel point la frontière entre la morale et l'immoralité est fragile.
Pour finir, évoquons le cas de "The Tree Of Life", Palme d'Or qui fut loin de faire l'unanimité, mais à qui nous aurions volontiers également attribué la plus haute récompense. Certes, les séquences "cosmiques" du film sont étonnantes tant elles contrastent avec les scènes intimistes évoquant la vie d'une famille dans le Midwest des années 50. Le discours sur la dualité entre la nature marquée par une force aveugle (incarnée par le père, Brad Pitt) et la grâce, tout entière confondue avec l'amour et symbolisée par la mère (remarquable Jessica Chastain) peut également laisser perplexe. Mais cet essai expérimental, sans doute maladroit, sans doute imparfait, reste tout de même passionnant de bout en bout en ce qu'il enrichit la réflexion sur l'homme et la nature, présente depuis le premier film de Terrence Malick, "Badlands", d'une dimension cosmique. Peintre des paradis éphémères où règne l'harmonie entre l'homme et la nature (comme ce "Nouveau monde" que découvre Colin Farrell au début du film éponyme ou ici ce Midwest que se remémore avec nostalgie Sean Penn et dont les principaux épisodes filmés dans un ordre aléatoire et sous forme fragmentaire semblent épouser les contours flous de la mémoire), Malick s'interroge aussi sur l'origine de l'existence et sur notre destination finale (le Paradis). On est loin du scepticisme hyper rationaliste et nietzschéen du Kubrick de "2001" tant Malick s'affirme plus que jamais comme un philosophe rêveur et contemplatif. Ici, aucune théorie, aucune thèse, le réalisateur ermite filme la vie elle-même, comme un flux vital permanent, un continuum qui s'incarne dans toute chose, aussi bien dans chaque élément de la nature que dans l'homme. Et la mise en scène, en mouvement perpétuel, semble avoir pour ambition de s'identifier au mouvement de cette vie, partout présente et pourtant insaisissable et mystérieuse. Le film propose également un magnifique portrait de l'enfance, d'une fidélité rare au cinéma, car l'enfance, semble nous dire Malick, est justement cette période éphémère au cours de laquelle la nature, cette forme de vie primaire, s'exprime le plus nettement et le plus fidèlement en nous. Bref, Terrence Malick nous donne à voir avec "The Tree Of Life" rien de moins que sa vision du monde, déjà esquissée dans ses quatre films précédents, mais sans jamais adopter le point de vue totalisant qui est le sien ici. A côté de cette œuvre somme, baignée de larmes et de lumière, combien la plupart des films traitant de sujets minimes ou frivoles doivent nous paraître anodins à présent.