22/02/2010

Le Guerrier silencieux - De l'acide dans l'hydromel


Le danois Nicolas Winding Refn, auteur de la fameuse et sanglante trilogie "Pusher", et plus récemment de "Bronson" - film consacré au détenu le plus violent d'Angleterre - n'a jamais fait dans la dentelle. Violence et hémoglobine constituent, si l'on peut dire, des motifs récurrents chez lui. "Le Guerrier silencieux", son dernier film, ne fait certes pas exception à la règle mais surprend constamment par son ambition esthétique et une vraie maîtrise formelle - qui vire parfois, il est vrai, à l'excès de formalisme - et fournit en quelque sorte la preuve que la violence s'avère finalement l'aspect le moins intéressant de son film - et pourquoi pas ? - de son oeuvre. Les scènes délibérément "gores" sont déjà vues et ne sont aucunement liées à une réflexion ou une esthétique susceptibles de lui conférer un statut particulier. Elles sont en tant que telles parfaitement gratuites. Voilà pour la faiblesse principale du film, même si force est de reconnaître à Refn la parcimonie avec laquelle il use, finalement, d'effets ostensiblement grand-guignolesques passé la première demi-heure. On regrettera également l'abus de certaines poses et autres effets tape-à-l'oeil, voire clipesques, notamment lors de la séquence du "voyage" en drakkar, mais heureusement, serait-on tenté de dire, ces touches de mauvais goût assumé ne suffisent pas à gâcher l'oeuvre dans son ensemble - qui s'avère tout de même impressionnante.
De quoi est-il question ici ? Comme le suggère son titre original ("Valhalla Rising" - référence au Royaume d'Odin, le Paradis des Vikings), "Le Guerrier silencieux" met en scène des Vikings (oui des Vikings) mais n'est pas à proprement parler un film de Vikings ou sur des Vikings puisqu'il ne s'agit pas d'un film historique ou d'aventures. Il serait d'ailleurs bien malaisé de définir le "genre" du film. Pour faire court, on pourrait dire qu'il s'agit d'une sorte de "trip" (au sens propre comme au sens figuré) sous acide : d'ailleurs, les protagonistes absorbent vers la fin du film un curieux breuvage qui les rend, disons, un peu excités. Le sujet du film peut prêter à (sou)rire : des Vikings chrétiens (oui chrétiens) quittent leur pays natal pour partir en croisade mais ils se perdent en route et débarquent en Amérique. La première partie, relativement linéaire, montre la libération du héros, esclave d'une tribu Viking, tandis que la deuxième, plus contemplative, est consacrée au voyage en tant que tel. Enfin, la troisième partie, la plus audacieuse, est constituée par de longs moments de délire visuel correspondant à une plongée dans la psyché des personnages et dont l'esthétique rappelle fortement les clips gothiques d'Anton Corbijn (pour Depeche Mode et Iron Maiden notamment) ou de Samuel Bayer (pour Metallica et Smashing Pumpkins entre autres) - filiation renforcée par la présence d'une musique " industrialo-ambient" délibérément crispante. Cette dernière partie s'achève sur ces visions proprement hallucinatoires.
Comble du fantastique (ou du ridicule) : Mads Mikkelsen (l'acteur fétiche de Refn - incarnation par ailleurs de l'ennemi de James Bond dans "Casino Royale" et plus récemment de Stravinsky dans le film de Jan Kounen consacré à Coco Chanel) joue le rôle d'un terrible guerrier borgne et muet - mais possédant le don rare de prévoir l'avenir. Cela fait beaucoup pour un seul homme (aussi Viking soit-il), mais Mikkelsen se sort très honorablement d'un rôle difficile et son visage inexpressif, qui rappelle celui de Poutine, convient parfaitement à son personnage.
Alors quoi ? Comment expliquer que l'on sort finalement fasciné de tout ce fatras new-age bruyant et d'assez mauvais goût ? Il y a la photographie d'abord, absolument magnifique, des paysages de montagne (au début du film) puis de forêt (à la fin), filmés avec une précision extraordinaire et qui confèrent à la nature ici magnifiée (le film a été tourné en Ecosse) une présence aussi mystique que dans les films de Boorman ("Délivrance", "Excalibur" et "La Forêt d'émeraude" notamment) ou Malick. La deuxième partie du film, lors de la séquence du voyage en drakkar, se déroulant entièrement dans la brume, fait d'ailleurs perdre au film une bonne partie de son pouvoir de fascination. Et puis il y a la thématique du voyage en tant que telle : un voyage plus spirituel que physique jusqu'au bout de l'enfer pourrait-on dire. Le personnage interprété par Mikkelsen est perçu par ses compagnons Vikings comme le diable chargé de les conduire en enfer. Or, il se trouve que ce guerrier violent et solitaire est accompagné d'un enfant qui le suit partout où il va et qui se charge de traduire ses pensées. Cet attachement réciproque apporte au film - et donc au personnage - une humanité inattendue. Ajouter à cela la structure ternaire de l'oeuvre (malgré un découpage absurde et relativement artificiel en six chapitres) et le motif du voyage, qui ici, rappelle "Le bateau ivre" de Rimbaud, et ne symbolise rien de moins que la traversée des âmes vers la mort, enrichissent le film d'une cohérence dialectique et d'une profondeur métaphysique insoupçonnables de prime abord. Et Refn réussit finalement un petit miracle en parvenant ainsi à faire émerger une certaine forme de spiritualité, toute païenne, cela va sans dire, d'un ensemble aussi fruste et brut de décoffrage - grâce à, ou en dépit de (c'est selon), une stylisation poussée à l'extrême. Rien que cela suffit à faire relativiser les réserves exprimées plus haut. Reste à espérer que Refn continue à faire preuve par la suite d'une semblable ambition et renonce à son goût pour les effets chocs trop faciles.

03/02/2010

In the air - beaucoup de vent pour rien


La palme du film le plus hypocrite de ce début d'année revient sans conteste à "Up In The Air" ("In The Air" dans sa version française - allez savoir pourquoi) de Jason Reitman, responsable déjà de "Thank You For Smoking" et "Juno", deux films sympathiques abordant néanmoins avec une certaine complaisance des sujets à dimension sociale, voire sociétale. "Up In The Air" se situe dans la même veine mais surfe cette fois avec opportunisme sur le thème en vogue de la crise américaine. D'où vient le sentiment de malaise, cette impression que Reitman prend ses spectateurs pour des idiots ? Par le fait que le film débute comme une satire des méthodes de licenciement en vogue aux Etats-Unis pour finalement s'achever sur la conclusion que l'amour et la famille incarnent des valeurs plus importantes que le travail ? Par le fait que Reitman, comme gage d'authenticité sans doute, laisse à de vraies personnes licenciées le soin d'énoncer ce message plein de sagesse ? Par le fait que la morale du film se résume peu ou prou à "mieux vaut être pauvre et entouré de sa famille que riche et seul" ?
Ne pas chercher ici, on l'aura compris, une satire féroce ou même une réflexion subtile sur le monde de l'entreprise, Jason Reitman n'est pas un décrypteur de la société américaine ni même un moraliste, il n'a rien à voir avec Michael Moore ou Robert Altman, figures écrasantes pour lui. En fait c'est un faux dur, un faux cynique, ce que l'on pressentait déjà dans "Thank You For Smoking" encore que le personnage incarné par Aaron Eckhart avait le mérite d'aller jusqu'au bout de ses principes, aussi contestables qu'ils puissent être. Ici le personnage interprété par George Clooney (qui croit toujours personnaliser le chaînon manquant entre Cary Grant et Clark Gable) n'assume même pas ce qu'il est : il se met tout à coup à croire au mariage ! - revirement qui nuit complètement à la portée intiale du film. En fait, Jason Reitman est un doux, il croit à l'humanité, au bonheur, à la famille : la scène de mariage est d'ailleurs celle qu'il filme le mieux. Ce côté fleur bleu contamine tous les personnages : Clooney donc, mais aussi la trop rare Vera Farmiga qui incarne une working girl apparemment sans état d'âme, sacrifiant foyer et mari sur l'autel du "business" mais se révélant in extremis être une femme mariée (quoique infidèle) et bardée d'enfants, et Anna Kendrick qui endosse le rôle d'une jeune femme aux dents longues qui prend subitement conscience de l'inhumanité de son job. Bref, Reitman accumule les clichés avec brio, ce qui aboutit à un film curieusement bancal : trop sentimental pour que la satire soit réussie et trop stéréotypé pour que sa générosité fonctionne vraiment.
Il reste néanmoins un réalisateur attachant malgré ce ratage que nous mettrons finalement sur le compte de la maladresse, même si un humour douteux (le "Can-sir", calembour à oublier d'urgence), et un excès de naïveté - ce qui ne constitue certes pas un défaut en soi, "Mr. Smith au Sénat" et "La Vie est belle", probables modèles de ce film, sont des sommets de naïveté, mais n'est pas Capra qui veut - jouent contre lui. Nous attendrons cependant son prochain film avec une certaine indulgence.