06/12/2011

Leçon(s) d'humanité

Dans de nombreuses gazettes, l'actualité cinématographique semble s'être arrêtée le 2 novembre dernier, date de sortie de la comédie d'Eric Toledano et Olivier Nakache, "Intouchables", qui vient de franchir le seuil des 10 millions d'entrées. Un bel exemple de la frilosité et du repli sur soi affectant la presse française qui accumule jusqu'à plus soif éditoriaux, critiques, dossiers pour soi-disant analyser le "film-phénomène" avec la même verve et la même prolixité déployées naguère pour "décrypter", selon un terme à la mode, le succès d'une autre comédie fédératrice, "Bienvenue chez les Ch'tis". Les commentateurs du temps présent peuvent gloser à l'infini sur les qualités du film : les vertus du comique en temps de crise, la belle leçon d'humanité que le film transmet... rien ne justifie pour autant une telle surexposition médiatique alors que cette saison cinématographique, au demeurant fort riche, propose une belle diversité de films s'offrant comme autant de propositions singulières et teintées d'un humanisme au moins aussi sincère que la dernière comédie à la mode.
"Toutes nos envies", par exemple, le dernier film de Philippe Lioret, injustement boudé par le public (à peine 300 000 entrées quand "Welcome" dépassait largement le million) parvient brillamment, à la manière d'un Ken Loach des grands jours, à mêler l'intime et le commentaire social en mettant à l'honneur des valeurs positives : la justice (Vincent Lindon et Marie Gillain, les deux protagonistes, campent deux juges luttant contre les sociétés de crédit), l'échange et la transmission (le juge expérimenté et fataliste qui retrouve la foi dans son combat en faveur de la justice au contact de la
jeune juge idéaliste qui, en échange, bénéficie de son expertise) et, enfin, l'amour. Certes, la dimension intimiste (la progression du cancer de la jeune juge qui fait comme écho à l'évolution des sentiments réciproques entre les deux personnages) prend rapidement le pas sur le discours juridique et social (qui parcourt finalement le film en filigrane plutôt qu'il n'est abordé de front) dont on pourra aisément brocarder la générosité et le simplisme. Mais la beauté du film tient essentiellement, outre à la qualité de l'interprétation, à la grande subtilité de la mise en scène, digne d'un Sidney Lumet, qui, en prenant le parti de la fonctionnalité (alternance champs-contre champs et utilisation des plans moyens), accentue en fait la sensation d'enfermement des personnages, toujours entre quatre murs : la maison du personnage incarné par Marie Gillain, le tribunal, la voiture de Vincent Lindon, la chambre du foyer dans lequel échoue la jeune femme surendettée (qui préfigure la prison qui la guette) puis l'hôpital. La seule scène d'extérieur concrétise cette impression d'étouffement puisque, au cours d'une baignade, la jeune juge manquera de se noyer. La fin du film met en scène une situation pathétique avec une douceur infinie en mêlant l'espoir à la douleur : la contiguïté de ces deux sentiments met en valeur toute la nuance humaniste qui imprègne le film dans son ensemble.
Lyon (décor du film) n'a pas le monopole du coeur puisque c'est à Marseille, son terrain d'étude préféré, que Robert Guédiguian a écrit, avec "Les Neiges du Kilimandjaro" une nouvelle page de sa comédie sociale avec son trio d'acteurs fétiches Darroussin-Ascaride-Meylan auquel est venue se greffer une nouvelle génération d'acteurs, au premier rang desquels Grégoire Leprince-Ringuet et Anaïs Demoustier, venue apporter un peu de fraîcheur à cette chronique méditerranéenne. Cette cohabitation générationnelle n'est pas gratuite, elle incarne la problématique même du film qui traite non pas tant de la lutte des classes, mais d'une époque - la nôtre - qui se caractérise par l'explosion même de la culture de classe sous la poussée de l'individualisme et du libéralisme. Le discours n'est pas neuf mais la confrontation entre Darroussin qui incarne le syndicaliste embourgeoisé à la retraite encore pétri d'idéaux et Leprince-Ringuet qui campe le jeune ouvrier en proie à la misère sociale qui ne croit en rien sinon à la valeur de l'argent est particulièrement saisissante : le dialogue de sourd qui s'instaure entre les deux hommes suffit à faire comprendre que les temps ont changé et que la lutte sociale que Darroussin était convaincu d'avoir remportée est bel et bien perdue. Ce film lumineux, imprégné de cette chaleur et de cette tendresse méridionale propre au cinéma de Guédiguian, se révèle rongé de l'intérieur par l'amertume et s'achève sur le portrait lucide et glaçant d'une société en décomposition.
Des éclairs d'humanité parcourent également l'étrange et cauchemardesque "Femme du Ve", premier film du rare cinéaste polonais Pawel Palikowksi depuis "My Summer Of Love" en 2004. Le Paris dans lequel évolue Ethan Hawke, écrivain américain à la dérive, est loin de l'image d'Epinal fantasmée par Woody Allen, mais s'apparente à un paysage mental. L'hôtel minable dans lequel échoue le protagoniste fait éprouver au spectateur la même impression de dépaysement que si les faits se déroulaient dans un pays étranger, à la manière de "Frantic" de Polanski, compatriote polonais. D'ailleurs, tous les repères ici sont brouillés : non seulement les lieux, mais les personnages : peu ou pas de Français mais toute une galerie d'apatrides (le personnage principal, mais aussi celui incarné par Kristin Scott Thomas, immigrée hongroise, la serveuse polonaise et le tenancier de l'hôtel, d'origine maghrébine) à l'image de ce réalisateur sans attaches (comme Polanski donc mais aussi Skolimowksi qui a livré lui aussi sa vision cauchemardesque d'une autre capitale européenne, Londres, dans les beaux "Deep End" et "Travail au noir"). De cette œuvre personnelle, inégale, infidèle paraît-il au best-seller de Douglas Kennedy, émerge une vision angoissée d'un monde dont on ne peut s'extraire que par la grâce de l'imaginaire. Un personnage offre tout de même à l'écrivain un asile protecteur (mais provisoire) : la serveuse polonaise, dont l'humanité représente la seule planche de salut, aussi éphémère soit-elle.
L'humanité, enfin, est la grande affaire du majestueux "Il était une fois en Anatolie", film aussi ambitieux et romanesque qu'intime et secret. Nuri Bilge Ceylan élargit les dimensions de son cinéma (jusqu'ici marqué par le nombre restreint des ses personnages et par la part congrue accordée aux dialogues) en convoquant une douzaine de personnages perdus dans les plaines désolées d'Anatolie et dont les échanges, nombreux cette fois, évoquent autant les préoccupations morales et éthiques d'un Tolstoï ou d'un Dostoïevski que l'absurdité d'un Beckett. Ces hommes, d'abord frustes et peu amènes, se révèlent peu à peu le temps d'un voyage au bout de la nuit qui prend les dimensions d'un cheminement existentiel. Le film se double, discrètement, d'une analyse sociale de la Turquie en suggérant les rivalités et les mesquineries affectant le corps social (car, ici, presque toutes les couches sociales sont convoquées) ainsi que les oppositions ville/campagne. Enfin, et surtout, la mise en scène (justement couronnée à Cannes), ample et majestueuse, rend justice à l'humanité incarnée par ces figures dont les silhouettes dérisoires se découpent sur des paysages immenses qui rend le silence de Dieu encore plus criant.
Ces quatre films, aussi différents et singuliers, déroutants parfois s'imposent, par l'acuité de leur regard, comme autant de propositions et d'antidotes à l'humanité maintes fois glorifiée du film "Intouchables".