18/10/2010

"The Social Network" - all about Mark

Avec "The Social Network", son huitième film, David Fincher réussit sans conteste un petit exploit : tenir en haleine deux heures durant sur un sujet a priori peu séduisant, à savoir l'ascension foudroyante de Mark Zuckerberg, le créateur du site le plus fréquenté au monde après le moteur de recherche Google, Facebook. De plus, le film illustre la faculté étonnante, propre aux Américains, et impensable chez nous, de parvenir à s'emparer, sous une forme fictionnelle, d'une l'actualité encore brûlante (voir cette année "Green Zone" de Paul Greengrass sur la guerre en Irak ou "Fair Game" de Doug Liman sur l'affaire Valerie Plame).
D'un autre côté, le film, de par son sujet, est frappé d'un paradoxe particulièrement gênant ici : son incapacité à saisir la réalité dont il prétend rendre compte. Portrait d'un petit génie de l'informatique s'étalant sur une demi-douzaine d'années (de l'émergence de l'idée de Facebook dans le cerveau de son créateur, aidé par ses multiples "sources" d'inspiration, jusqu'à son succès planétaire et aux procès que celui-ci entraîne), "The Social Network" ne rend à aucun moment palpable la révolution que constitue l'émergence de la sphère Internet : il y moins d'ordinateurs dans "The Social Network" que dans la moyenne des films américains qui sortent aujourd'hui. On pourra trouver l'argument fallacieux, d'autant plus, nous objectera-t-on, qu'on voit très peu de journaux dans "Citizen Kane", film dont le principal protagoniste est un magnat des médias.
Il peut évidemment paraître inutile dans la plupart des films décrivant des "success story" de décrire avec précision les domaines dans lesquels s’illustrent les personnages, mais cette mise en perspective fait cruellement défaut ici. Fincher, et son scénariste Aaron Sorkin (brillant scénariste de "The West Wing" notamment) supposent que le spectateur connaît déjà le phénomène que constitue Facebook et l’engouement planétaire qu’il suscite : malgré ce que le titre du film pourrait laisser supposer, ni Internet ni même Facebook ne constituent le sujet de celui-ci.
Car là n'est pas le propos de Fincher et de Sorkin (tous deux partageant la même ignorance à l’égard du réseau social avant de travailler sur ce film). Leur vision est plus universelle : c’est la traditionnelle histoire du vilain petit canard à l’heure d’Internet – où tout va évidemment plus vite – sujet qui rend possible l’utilisation des ressorts classiques propres au roman balzacien et au cinéma dans son ensemble, défini comme théâtre des passions : l’argent, le pouvoir, l'envie, la jalousie, l’imposture… tout en apportant une touche très moderne avec cette peinture de personnages à peine pubères, complètement associables, devenant des stars multi-millionnaires en quelques clics de souris. En fait, il s'agit ni plus ni moins que d'un "soap-opera", un produit de série (à l'américaine bien sûr!) parfaitement conçu : le rythme intensif et les dialogues mitraillettes (qui rappellent les films de Mankiewicz ou le Hawks de "His Girl Friday") formidablement écrits apportent une profondeur inattendue aux personnages d’ailleurs bien servis par l’excellence de leurs interprètes. Enfin, le théâtre de cette "vanité" (le campus de Harvard) est dépeint avec une ironie propre aux moralistes. Et on se dit que ce film, d'une durée de deux heures donc, aurait pu aussi bien s'étaler sur plusieurs heures et, séparé en épisodes, aurait constitué une formidable série.
Cette impuissance de Fincher à investir la sphère Internet semble illustrer l'incapacité du cinéma, en général, à rendre compte du monde numérique - aucun film, avant celui-ci, n'était aussi lié à l'univers d'Internet, et on ne compte plus tous les navets adaptés de jeux vidéos. Mais si le metteur en scène de "Seven" a raté son grand film "2.0", il a en revanche réussi un grand film sur la comédie humaine, à l'instar du Welles de "Kane" et du Mankiewicz de "All About Eve".

13/10/2010

Woody Allen - La mort et rien d'autre


Malgré ses allures de comédie, "You will meet a tall dark stranger", n’est ni plus ni moins que l’œuvre la plus désespérée d’un auteur dont le pessimisme latent, pourrait-on dire, a pourtant régulièrement percé l’écorce comique de ses films. Il règne ici une atmosphère funèbre particulièrement saisissante : finie l’époque où l’on dansait avec la Mort ("Guerre et amour", "Tout le monde dit I Love You"), finie également l’époque où le merveilleux intervenait comme contrepoint à la noirceur de la vie ("La Rose pourpre du Caire"), terminé le temps où l’amour, cette pauvre chose si éphémère, s’avérait finalement possible ("Hannah et ses soeurs", "Broadway Danny Rose", "Whatever Works" et son happy-end forcé). Les personnages de "You Will Meet" n’ont même plus l’aura tragique qui entourait le héros arriviste de "Match Point" dont les desseins étaient favorisés par un hasard qui prenait les traits de la destinée. Les quatre protagonistes sont ici livrés à eux-mêmes, désespérément seuls, face à leurs choix, à leurs désirs condamnés à être déçus, à leur (ir)responsabilités. Si magie il y a, elle est l'oeuvre d'une pseudo-voyante.

Pétris de contradictions, désirant une chose puis son contraire (l'écrivain incarné par Josh Brolin fasciné par la fille vivant en face de son immeuble, puis regardant son ex-femme se déshabiller dans leur ancien appartement après avoir emménagé avec sa voisine, signifiant ainsi que c'est après l'avoir perdue qu'il s'intéresse de nouveau à elle ; de même le personnage campé par Anthony Hopkins demandant à son ex-femme de revenir avec lui alors qu'il était à l'initiative de leur divorce), les "héros" du film souffrent perpétuellement d’une insatisfaction chronique - aussi bien métaphysique. Comme si l’insatisfaction, et son corollaire, la souffrance, constituaient l’essence même de la vie, une vie d’autant plus absurde que ces personnages se débattent seuls avec eux-même, dans un monde définitivement sans Dieu. La noirceur du trait n’est pourtant jamais accusée par une quelconque exagération des situations : au contraire, c’est la banalité des événements contés ici, leur trivialité, qui certes, prête volontiers à rire, mais surtout consterne. Si la voix off (fréquemment utilisée par Woody Allen, dernièrement dans "Vicky Cristina Barcelona") instaure une distance ironique à l’égard de l’action, en revanche le regard "omniscient" n’est jamais méprisant ni réducteur à l’égard des personnages. Au contraire, bien que la vanité soit le motif principal qui sous-tende le film, le spectateur ne peut manquer d’éprouver une réelle compassion à l'égard de ces êtres, si humains et dont nous sommes finalement les frères. Et si l'on rit beaucoup devant le spectacle de ces échecs en série, le rire reste pourtant amer, car finalement la mort est au bout du chemin, nous rappelle Woody Allen. Ce "tall dark stranger" auquel le titre original fait explicitement référence et que nous rencontrerons tous un jour ou l'autre.

Le film est d’autant plus remarquable que la tonalité profondément pessimiste qui l’imprègne ne déteint en aucune façon sur la forme, au contraire. Woody Allen multiplie les flash-backs, les ellipses, les sauts, avec une habileté et une vitalité insatiables, parvenant ainsi, par la seule élégance de la mise en scène, à prendre le contre-pied de son propos funèbre.

Les esprits chagrins reprocheront sans aucun doute au réalisateur de se répéter en reprenant des figures déjà utilisées dans ses autres films : celle de la prostituée de "Maudite Aphrodite", celle de l’artiste en panne d’inspiration de "Harry dans tous ses états", etc… les esprits positifs y verront plutôt une synthèse parfaite de son univers, une œuvre somme donc - qu’on n’osera qualifier de "testamentaire" puisqu’il est notoirement connu que son film suivant est déjà tourné.

Le film débute et se clôt sur une citation de Shakespeare ("la vie est un récit plein de bruit et de fureur qui ne signifie rien"), mais cette phrase définitive de Schopenhauer aurait été également appropriée : "Vraiment, on a peine à croire à quel point est insignifiante, vide de sens, aux yeux du spectateur étranger, à quel point stupide et irréfléchie, de la part de l’acteur lui-même, l’existence que coulent la plupart des hommes; une attente sotte, des souffrances ineptes, une marche titubante à travers les quatre âges de la vie, jusqu’à ce terme, la mort; en compagnie d’une procession d’idées triviales."