13/10/2010

Woody Allen - La mort et rien d'autre


Malgré ses allures de comédie, "You will meet a tall dark stranger", n’est ni plus ni moins que l’œuvre la plus désespérée d’un auteur dont le pessimisme latent, pourrait-on dire, a pourtant régulièrement percé l’écorce comique de ses films. Il règne ici une atmosphère funèbre particulièrement saisissante : finie l’époque où l’on dansait avec la Mort ("Guerre et amour", "Tout le monde dit I Love You"), finie également l’époque où le merveilleux intervenait comme contrepoint à la noirceur de la vie ("La Rose pourpre du Caire"), terminé le temps où l’amour, cette pauvre chose si éphémère, s’avérait finalement possible ("Hannah et ses soeurs", "Broadway Danny Rose", "Whatever Works" et son happy-end forcé). Les personnages de "You Will Meet" n’ont même plus l’aura tragique qui entourait le héros arriviste de "Match Point" dont les desseins étaient favorisés par un hasard qui prenait les traits de la destinée. Les quatre protagonistes sont ici livrés à eux-mêmes, désespérément seuls, face à leurs choix, à leurs désirs condamnés à être déçus, à leur (ir)responsabilités. Si magie il y a, elle est l'oeuvre d'une pseudo-voyante.

Pétris de contradictions, désirant une chose puis son contraire (l'écrivain incarné par Josh Brolin fasciné par la fille vivant en face de son immeuble, puis regardant son ex-femme se déshabiller dans leur ancien appartement après avoir emménagé avec sa voisine, signifiant ainsi que c'est après l'avoir perdue qu'il s'intéresse de nouveau à elle ; de même le personnage campé par Anthony Hopkins demandant à son ex-femme de revenir avec lui alors qu'il était à l'initiative de leur divorce), les "héros" du film souffrent perpétuellement d’une insatisfaction chronique - aussi bien métaphysique. Comme si l’insatisfaction, et son corollaire, la souffrance, constituaient l’essence même de la vie, une vie d’autant plus absurde que ces personnages se débattent seuls avec eux-même, dans un monde définitivement sans Dieu. La noirceur du trait n’est pourtant jamais accusée par une quelconque exagération des situations : au contraire, c’est la banalité des événements contés ici, leur trivialité, qui certes, prête volontiers à rire, mais surtout consterne. Si la voix off (fréquemment utilisée par Woody Allen, dernièrement dans "Vicky Cristina Barcelona") instaure une distance ironique à l’égard de l’action, en revanche le regard "omniscient" n’est jamais méprisant ni réducteur à l’égard des personnages. Au contraire, bien que la vanité soit le motif principal qui sous-tende le film, le spectateur ne peut manquer d’éprouver une réelle compassion à l'égard de ces êtres, si humains et dont nous sommes finalement les frères. Et si l'on rit beaucoup devant le spectacle de ces échecs en série, le rire reste pourtant amer, car finalement la mort est au bout du chemin, nous rappelle Woody Allen. Ce "tall dark stranger" auquel le titre original fait explicitement référence et que nous rencontrerons tous un jour ou l'autre.

Le film est d’autant plus remarquable que la tonalité profondément pessimiste qui l’imprègne ne déteint en aucune façon sur la forme, au contraire. Woody Allen multiplie les flash-backs, les ellipses, les sauts, avec une habileté et une vitalité insatiables, parvenant ainsi, par la seule élégance de la mise en scène, à prendre le contre-pied de son propos funèbre.

Les esprits chagrins reprocheront sans aucun doute au réalisateur de se répéter en reprenant des figures déjà utilisées dans ses autres films : celle de la prostituée de "Maudite Aphrodite", celle de l’artiste en panne d’inspiration de "Harry dans tous ses états", etc… les esprits positifs y verront plutôt une synthèse parfaite de son univers, une œuvre somme donc - qu’on n’osera qualifier de "testamentaire" puisqu’il est notoirement connu que son film suivant est déjà tourné.

Le film débute et se clôt sur une citation de Shakespeare ("la vie est un récit plein de bruit et de fureur qui ne signifie rien"), mais cette phrase définitive de Schopenhauer aurait été également appropriée : "Vraiment, on a peine à croire à quel point est insignifiante, vide de sens, aux yeux du spectateur étranger, à quel point stupide et irréfléchie, de la part de l’acteur lui-même, l’existence que coulent la plupart des hommes; une attente sotte, des souffrances ineptes, une marche titubante à travers les quatre âges de la vie, jusqu’à ce terme, la mort; en compagnie d’une procession d’idées triviales."

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