24/05/2010

Tendances du festival de Cannes


S'il peut paraître illusoire de vouloir commenter un palmarès dont on n'a vu aucun film jusqu'à présent, il est malgré tout tentant de chercher à en dégager certaines conjonctures. L'attribution de la Palme d'or à un véritable outsider, le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, certes déjà récompensé à Cannes par des prix mineurs à deux occasions, mais pratiquement inconnu du grand public, s'affiche sans conteste comme le prix le plus radical décerné par les jurés du festival de Cannes depuis la palme accordée aux frères Dardenne onze ans plus tôt. Un prix en accord semble-t-il avec le goût d'une certaine frange de la critique, en particulier française, qui n'a pas hésité à proclamer, à l'annonce du prix, la victoire du "vrai cinéma" contre un cinéma jugé, par certains en tout cas, académique et baignant dans la naphtaline à l'instar des films proposés cette année par Mike Leigh ou Bertrand Tavernier - films par ailleurs ignorés par les membres du jury.
Au-delà du mérite artistique supposé du film, ce dont nous ne doutons évidemment pas, et sans ignorer que le niveau général de la compétition fut jugé décevant par l'ensemble des critiques et des festivaliers - ce qui pourrait expliquer, du moins en partie, l'audace de ce prix - c'est la portée symbolique de cette Palme d'or qu'il convient d'interroger.
L'attribution de la récompense suprême à ce jeune réalisateur (39 ans) et à la carrière encore limitée ("Oncle Boonmee" est son cinquième film) va à l'encontre de la tendance de ces dernières années qui voulait que ce prix couronne un metteur en scène à la carrière déjà riche et à la réputation internationale solidement établie; ainsi les palmes attribuées cette dernière décennie à Lars Von Trier, Nanni Moretti, Roman Polanski, Gus Van Sant, Michael Moore, les frères Dardenne (pour leur deuxième palme), Ken Loach et Michael Haneke l'an dernier. Si Tim Burton et son jury ont choisi de récompenser la nouveauté, ce prix apparaît également comme un choix encore plus radical que la Palme remise par David Cronenberg aux inconnus d'alors qu'étaient les frères Dardenne en 1999 ou celles accordées plus récemment au Roumain Cristian Mungiu et au Français Laurent Cantent car ces films, pour "difficiles" qu'ils soient, étaient également susceptibles de fédérer un large public (ce que leur exploitation en salles a confirmé par la suite : plus de 300 000 entrées en France pour "4 mois, 3 semaines et 2 jours", un score inespéré pour un film roumain, et 1,5 million d'entrées pour "Entre les murs", sans parler de leur exposition à l'international). Pas sûr cependant que "Oncle Boonmee", au regard des oeuvres précédentes de Weerasethakul, marquées par un esotérisme envoûtant pour les uns ou fortement rasoir pour les autres, attire autant les foules - sans compter que cette oeuvre "personnelle" (dixit l'intéressé au journal "20 minutes") s'oppose aux deux films suscités qui abordaient des sujets de société pouvant toucher le public.
Plus profondément, la reconnaissance, par le biais d'un tel prix, d'une oeuvre aussi marginale, risque de creuser un peu plus le fossé entre un cinéma américain "mainstream" surpuissant faisant subir au public un matraquage marketing inexorable et des films de festival ne dépassant que rarement le cercle restreint des critiques spécialisés.
Cette segmentation nous paraît d'autant plus préoccupante qu'elle nous semble en contradiction avec la vocation première de la Palme d'or, à savoir la consécration d'un cinéaste déjà établi, à l'oeuvre exigeante mais néanmoins accessible à tous. A l'inverse, le Grand prix est traditionnellement destiné à récompenser la nouveauté et la découverte, ce qui est le cas lorsqu'il est obtenu par un film comme "La Forêt de Mogari" de la japonaise Naomi Kawase en 2007, mais qui semble malheureusement parfois se réduire à n'être qu'un lot de consolation pour des films sur lesquels les membres du jury peinent à s'accorder ("Un Prophète" l'an dernier ou "Broken Flowers en 2005). La tradition est une fois de plus mise à mal cette année puisque le film ayant obtenu le Grand prix, "Des Hommes et des dieux", de Xavier Beauvois, semblait répondre en tous points aux exigences d'une Palme : un cinéaste déjà établi et récompensé, un film à destination d'un large public et un accueil critique unanimement favorable... Le Festival a perdu là l'occasion de montrer une certaine ouverture et risque malheureusement de donner raison aux esprits chagrins (voir les propos catastrophistes et sans nuance du journaliste du Figaro) regrettant la complaisance et l'autisme d'un certain cinéma d'auteur - celui-là même qui vient d'être consacré à Cannes !
Finalement, ce prix confirme jusqu'à la caricature la schizophrénie du festival de Cannes aujourd'hui : stars et paillettes objets de fascination de la part du public d'un côté ; films d'auteurs peu goûtés par ce même public de l'autre. Ce paradoxe, qui a toujours marqué le festival depuis sa création, n'a jamais paru si apparent cette année. Faut-il s'en plaindre ou s'en réjouir ? Plutôt que de chercher une vaine réponse, contentons-nous de voir les films lors de leur sortie en salle et d'apprécier, comme chaque année, la haute tenue et l'exigence d'un grand nombre de films sélectionnés par le premier festival de cinéma au monde.

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