02/01/2013

Les Diables de Guadalcanal

A l'inverse de "La Maison dans l'ombre", oeuvre pleinement personnelle et maîtrisée de Nicholas Ray, "Les Diables de Guadalcanal" témoigne assez péniblement du manque de conviction de son auteur, pour la raison essentielle que ce film de propagande est à mettre principalement à l'actif de son instigateur, Howard Hughes, et de son interprète principal, John Wayne, qui se fit concocter un scénario sur-mesure par son "yes man" habituel, James Edward Grant. La mainmise sur le projet de Hughes et de Wayne, tous deux participants actifs à la "Chasse aux sorcière" sévissant alors à Hollywood explique en grande partie le manque d'investissement de Ray. Son attachement au film semble avoir été mu uniquement dans un souci de tromper la vigilance de la Commission sur les activités anti-américaines auprès de laquelle ses convictions libérales pouvaient paraître suspectes. Reste un film de guerre passablement ennuyeux et académique, aux scènes de bataille répétitives, abusant des images d'archives (tirées d'ailleurs de la guerre de... Corée !). Plus que le conflit armé et les considérations stratégiques (prouver la nécessité d'un appui aérien pour l'avancée des troupes au sol) qui lui sont liées, c'est surtout la lutte entre le commandant joué par John Wayne et son second incarné par Robert Ryan qui semble intéresser Nicholas Ray. Chacun envisage différemment la fonction de commandement, l'un (John Wayne) se montrant volontiers inflexible à l'égard de ces hommes tandis que l'autre (Robert Ryan) s'affichant au contraire compréhensif et humain. On devine sous ces deux conceptions une couche évidemment idéologique, mais le happy end règle le différend de manière expéditive, Robert Ryan se convertissant aux méthodes, strictes mais nécessaires dans le contexte d'une guerre, de John Wayne.
Finalement ce sont les à-côté de l'intrigue et des scènes de bataille qui permettent au film d'être encore à peu près regardable aujourd'hui. Les scènes d'intimité, qu'elles soient celles mettant en scène John Wayne et sa femme, ou les moments de camaraderie entre soldats, témoignent de la tendresse et de l'humanité que Nicholas Ray insuffle à ses personnages.

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Les Diables de Guadalcanal (Flying Leathernecks, 1951)
Nicholas Ray

01/01/2013

La Maison dans l'ombre

Exemple même du cinéaste maudit, Nicholas Ray a toujours occupé une place à part au panthéon des grands réalisateurs hollywoodiens. Peintre de la violence intérieure, il a lui-même été sujet à des crises et ses tournages ont été régulièrement émaillés d'accrochages en tout genre ou de compromis obtenus à l'arraché. De fait, sa personnalité à fleur de peau et son caractère volontiers irascible s'accordaient mal avec la rigidité du système hollywoodien, et nombre de ses films ont fait l'objet de l'intervention, pas toujours bénéfique, des producteurs qui ont retravaillé un scénario par-ci ou modifié un montage par-là. Malgré les contraintes et les influences extérieures, l'oeuvre de Ray est certainement l'une des plus personnelles et des plus intimes qui ait pu s'épanouir au sein des normes hollywoodiennes. "La Maison dans l'ombre", son septième film, constitue un exemple volontiers représentatif de son travail. Réalisé sous l'ère d'Howard Hugues, producteur-roi de la RKO, le film met en scène le type de personnage que Ray affectionne par-dessus tout : celui du misfit, en proie à des démons qui le pousse à exercer une violence à l'encontre de son environnement social, à défaut de pouvoir la canaliser contre lui-même. L'oeuvre de Ray pourrait être tout entière résumée sous le titre français donné au film semi-autobiographique réalisé un an plus tôt et dont le personnage principal, campé par Humphrey Bogart, scénariste alcoolique, se trouve en proie à des pulsions de violence qu'il lui est impossible de dominer : "le violent".
La violence, la frustration : les personnages de Ray butent sur le monde comme sur une énigme. Le personnage de policier désabusé et malheureux qu'endosse Robert Ryan dans "La Maison dans l'ombre" ne fait pas exception aux autres personnages de rebelles sans cause qui, de "La Fureur de vivre" au "Brigand bien-aimé", des "Amants de la nuit" à "Johnny Guitare", ont émaillé la filmographie de Ray. Cette inaptitude à vivre en société est telle, vouée à déboucher sur une impasse, que dans "La Maison dans l'ombre", le quotidien étouffant du policier Jim Wilson, décrit dans un souci naturaliste, typique des films policiers de genre des années cinquante (décor urbain, tournées nocturnes, bars louches, prostituées...) laisse rapidement place, au bout de 30 minutes, à une autre histoire, complètement différente. Comme si aucun dénouement, sinon tragique (comme dans "Les Amants de la nuit" ou "La Fureur de vivre"), n'était à attendre au sein de l'environnement urbain pour le personnage dégoûté de lui-même et asocial qui nous est présenté. A la trentième minute donc, Jim Wilson, est muté par sa hiérarchie, en raison de son caractère violent, à la campagne. Le film, dès lors, emprunte une autre voie. Le décor change : au décor urbain succède un paysage désertique et hivernal ; l'entourage social du personnage est également différent : ses amis laissés à la ville (et que l'on ne reverra plus de tout le film) sont remplacés à des villageois apeurés par un criminel en fuite et prêts à rendre justice eux-mêmes. Le point commun entre ces deux univers : l'hostilité à laquelle se heurte le policier, qu'il s'agisse de celle que lui témoignent les criminels ou même les passants honnêtes (à la suite d'une bavure) en ville, ou de celle du père de la jeune victime à la campagne qui fait preuve de scepticisme à l'égard de l'efficacité du policier. La mise en scène, elle-même, est différente : l'effet de routine que traduisaient les nombreux plans tournés en voiture disparaît au profit d'un montage plus nerveux, souligné par la musique frénétique de Bernard Herrmann, destiné à renforcer l'impression d'urgence véhiculée par la traque du criminel dans la neige. Enfin, à la 45ème minute, commence presque un troisième film, au ton cette fois plus apaisé et romantique, à la suite de la rencontre du policier avec la jeune aveugle jouée par Ida Lupino et qui lui permettra de trouver enfin, ou du moins momentanément, la paix, dans un happy end un peu artificiel (et absent du roman de A. I. Bezzerides dont le film est tiré mais qui aurait été imposé par Howard Hughes). 
Finalement, le miracle du film, comme souvent chez Ray, tient à des éléments très hétérogènes et disparates, qui mis bout à bout, auraient pu aussi bien conduire à la catastrophe. Deux exemples. Tout le film tient sur une ligne de crête très étroite : les ruptures de ton mentionnées, plus abruptement agencées, auraient suffi à rendre le film boîteux, oscillant entre le naturalisme, le suspense et le mélodrame sans que le spectateur comprenne véritablement de quoi il en retourne. Pourtant, en dépit de ces ruptures, le film témoigne d'une fluidité merveilleuse, et l'apport de la musique d'Herrmann ne doit certainement pas être sous-estimée dans cette réussite. Deuxième exemple : la psychologie des personnages, sur lequel le film repose fortement, qu'il s'agisse de celle du policier joué par Robert Ryan ou de la jeune aveugle personnifiée par Ida Lupino. Les retournements de situation, justifiées par leur psychologie, et malgré leurs invraisemblances (elle l'aime malgré la mort de son frère dont il est l'auteur indirect...), trouvent naturellement leur place, seront-on tenté de dire grâce à une forme de romantisme presque surnaturel (qui n'a plus rien à voir en tout cas avec le naturalisme du début du film) que les deux acteurs, constamment sur la brèche eux aussi entre le sublime et le ridicule, parviennent à rendre palpable.


 
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La Maison dans l'ombre (On dangerous Ground, 1952)
Nicholas Ray

16/02/2012

2011 en 10 films


Mes 10 films préférés de 2011 :
- The Tree Of Life (Terrence Malick)
- Il était une fois en Anatolie (Nuri Bilge Ceylan)
- Le Gamin au vélo (Jean-Pierre & Luc Dardenne)
- Drive (Nicolas Winding Refn)
- Les Neiges du Kilimandjaro (Robert Guédiguian)
- Une Séparation (Asghar Farhadi)
- Hors Satan (Bruno Dumont)
- A Dangerous Method (David Cronenberg)
- We Need To Talk About Kevin (Lynne Ramsay)
- La Piel que habito (Pedro Almodovar)

06/12/2011

Leçon(s) d'humanité

Dans de nombreuses gazettes, l'actualité cinématographique semble s'être arrêtée le 2 novembre dernier, date de sortie de la comédie d'Eric Toledano et Olivier Nakache, "Intouchables", qui vient de franchir le seuil des 10 millions d'entrées. Un bel exemple de la frilosité et du repli sur soi affectant la presse française qui accumule jusqu'à plus soif éditoriaux, critiques, dossiers pour soi-disant analyser le "film-phénomène" avec la même verve et la même prolixité déployées naguère pour "décrypter", selon un terme à la mode, le succès d'une autre comédie fédératrice, "Bienvenue chez les Ch'tis". Les commentateurs du temps présent peuvent gloser à l'infini sur les qualités du film : les vertus du comique en temps de crise, la belle leçon d'humanité que le film transmet... rien ne justifie pour autant une telle surexposition médiatique alors que cette saison cinématographique, au demeurant fort riche, propose une belle diversité de films s'offrant comme autant de propositions singulières et teintées d'un humanisme au moins aussi sincère que la dernière comédie à la mode.
"Toutes nos envies", par exemple, le dernier film de Philippe Lioret, injustement boudé par le public (à peine 300 000 entrées quand "Welcome" dépassait largement le million) parvient brillamment, à la manière d'un Ken Loach des grands jours, à mêler l'intime et le commentaire social en mettant à l'honneur des valeurs positives : la justice (Vincent Lindon et Marie Gillain, les deux protagonistes, campent deux juges luttant contre les sociétés de crédit), l'échange et la transmission (le juge expérimenté et fataliste qui retrouve la foi dans son combat en faveur de la justice au contact de la
jeune juge idéaliste qui, en échange, bénéficie de son expertise) et, enfin, l'amour. Certes, la dimension intimiste (la progression du cancer de la jeune juge qui fait comme écho à l'évolution des sentiments réciproques entre les deux personnages) prend rapidement le pas sur le discours juridique et social (qui parcourt finalement le film en filigrane plutôt qu'il n'est abordé de front) dont on pourra aisément brocarder la générosité et le simplisme. Mais la beauté du film tient essentiellement, outre à la qualité de l'interprétation, à la grande subtilité de la mise en scène, digne d'un Sidney Lumet, qui, en prenant le parti de la fonctionnalité (alternance champs-contre champs et utilisation des plans moyens), accentue en fait la sensation d'enfermement des personnages, toujours entre quatre murs : la maison du personnage incarné par Marie Gillain, le tribunal, la voiture de Vincent Lindon, la chambre du foyer dans lequel échoue la jeune femme surendettée (qui préfigure la prison qui la guette) puis l'hôpital. La seule scène d'extérieur concrétise cette impression d'étouffement puisque, au cours d'une baignade, la jeune juge manquera de se noyer. La fin du film met en scène une situation pathétique avec une douceur infinie en mêlant l'espoir à la douleur : la contiguïté de ces deux sentiments met en valeur toute la nuance humaniste qui imprègne le film dans son ensemble.
Lyon (décor du film) n'a pas le monopole du coeur puisque c'est à Marseille, son terrain d'étude préféré, que Robert Guédiguian a écrit, avec "Les Neiges du Kilimandjaro" une nouvelle page de sa comédie sociale avec son trio d'acteurs fétiches Darroussin-Ascaride-Meylan auquel est venue se greffer une nouvelle génération d'acteurs, au premier rang desquels Grégoire Leprince-Ringuet et Anaïs Demoustier, venue apporter un peu de fraîcheur à cette chronique méditerranéenne. Cette cohabitation générationnelle n'est pas gratuite, elle incarne la problématique même du film qui traite non pas tant de la lutte des classes, mais d'une époque - la nôtre - qui se caractérise par l'explosion même de la culture de classe sous la poussée de l'individualisme et du libéralisme. Le discours n'est pas neuf mais la confrontation entre Darroussin qui incarne le syndicaliste embourgeoisé à la retraite encore pétri d'idéaux et Leprince-Ringuet qui campe le jeune ouvrier en proie à la misère sociale qui ne croit en rien sinon à la valeur de l'argent est particulièrement saisissante : le dialogue de sourd qui s'instaure entre les deux hommes suffit à faire comprendre que les temps ont changé et que la lutte sociale que Darroussin était convaincu d'avoir remportée est bel et bien perdue. Ce film lumineux, imprégné de cette chaleur et de cette tendresse méridionale propre au cinéma de Guédiguian, se révèle rongé de l'intérieur par l'amertume et s'achève sur le portrait lucide et glaçant d'une société en décomposition.
Des éclairs d'humanité parcourent également l'étrange et cauchemardesque "Femme du Ve", premier film du rare cinéaste polonais Pawel Palikowksi depuis "My Summer Of Love" en 2004. Le Paris dans lequel évolue Ethan Hawke, écrivain américain à la dérive, est loin de l'image d'Epinal fantasmée par Woody Allen, mais s'apparente à un paysage mental. L'hôtel minable dans lequel échoue le protagoniste fait éprouver au spectateur la même impression de dépaysement que si les faits se déroulaient dans un pays étranger, à la manière de "Frantic" de Polanski, compatriote polonais. D'ailleurs, tous les repères ici sont brouillés : non seulement les lieux, mais les personnages : peu ou pas de Français mais toute une galerie d'apatrides (le personnage principal, mais aussi celui incarné par Kristin Scott Thomas, immigrée hongroise, la serveuse polonaise et le tenancier de l'hôtel, d'origine maghrébine) à l'image de ce réalisateur sans attaches (comme Polanski donc mais aussi Skolimowksi qui a livré lui aussi sa vision cauchemardesque d'une autre capitale européenne, Londres, dans les beaux "Deep End" et "Travail au noir"). De cette œuvre personnelle, inégale, infidèle paraît-il au best-seller de Douglas Kennedy, émerge une vision angoissée d'un monde dont on ne peut s'extraire que par la grâce de l'imaginaire. Un personnage offre tout de même à l'écrivain un asile protecteur (mais provisoire) : la serveuse polonaise, dont l'humanité représente la seule planche de salut, aussi éphémère soit-elle.
L'humanité, enfin, est la grande affaire du majestueux "Il était une fois en Anatolie", film aussi ambitieux et romanesque qu'intime et secret. Nuri Bilge Ceylan élargit les dimensions de son cinéma (jusqu'ici marqué par le nombre restreint des ses personnages et par la part congrue accordée aux dialogues) en convoquant une douzaine de personnages perdus dans les plaines désolées d'Anatolie et dont les échanges, nombreux cette fois, évoquent autant les préoccupations morales et éthiques d'un Tolstoï ou d'un Dostoïevski que l'absurdité d'un Beckett. Ces hommes, d'abord frustes et peu amènes, se révèlent peu à peu le temps d'un voyage au bout de la nuit qui prend les dimensions d'un cheminement existentiel. Le film se double, discrètement, d'une analyse sociale de la Turquie en suggérant les rivalités et les mesquineries affectant le corps social (car, ici, presque toutes les couches sociales sont convoquées) ainsi que les oppositions ville/campagne. Enfin, et surtout, la mise en scène (justement couronnée à Cannes), ample et majestueuse, rend justice à l'humanité incarnée par ces figures dont les silhouettes dérisoires se découpent sur des paysages immenses qui rend le silence de Dieu encore plus criant.
Ces quatre films, aussi différents et singuliers, déroutants parfois s'imposent, par l'acuité de leur regard, comme autant de propositions et d'antidotes à l'humanité maintes fois glorifiée du film "Intouchables".

01/06/2011

Cannes : Revue de palmarès (2/2)

Outre la Palme d'Or, deux autres films importants ont été particulièrement distingués, à raison selon nous, par le jury. Nous ne parlerons pas du film de Nuri Bilge Ceylan, programmé trop tardivement, mais de "Drive" de Nicolas Winding Refn et du "Gamin au Vélo" des frères Dardenne.
S'agissant du premier, nous nous réjouissons de son prix de la mise en scène car "Drive", brillant film noir, confirme les talents de plasticien de son metteur en scène. Sur le papier, le scénario du film (en gros, la vengeance d'un as du volant à l'encontre d'affreux mafiosis menaçant la femme - déjà mariée à un autre pourtant - qu'il aime) peut effrayer : on pense à un succédané de la série "Fast & Furious" ou à une énième bessonnerie. C'est sans compter la virtuosité du réalisateur, qui, à partir d'un sujet rabâché parvient à surprendre sans cesse. Moins abscons que son précédent "Guerrier silencieux", ce film, tourné aux Etats-Unis avec des acteurs américains, reprend certes les poncifs du film noir hollywoodien, mais Winding Refn parvient à les adapter à son univers et réussit une œuvre tout à fait personnelle. Il y a également ici une certaine perfection narrative qui rappelle (toutes proportions gardées) le Fritz Lang de "The Big Heat" ou "Beyond A Reasonable Doubt" : les faits s'enchaînent avec une rigueur implacable qui a la force d'une démonstration. Bien sûr, le film est moins profond qu'il veut bien s'en donner l'air : son formalisme "clipesque" (renforcé par une musique électronique inspirée des années 80) peu sembler parfois gratuit mais a vocation, et parvient à la longue, à être hypnotisant. De même, son traitement de la violence doit presque tout à Scorsese et Tarantino, mais les scènes "gore" (signature habituelle du cinéaste) sont parfois amenées avec un sens du contraste tout à fait étonnant (voir la scène du baiser romantique échangé dans l'ascenseur entre notre conducteur et sa dulcinée immédiatement suivie d'une rectification du portrait d'un gros bras). Ajoutons à cela des vues aériennes de L.A. à faire pâlir d'envie Michael Mann et un certain romantisme tout à fait inattendu dans ce monde de brutes et nous avons là un authentique film d'auteur.
Quant aux frères Dardenne, c'est une autre histoire. Sélectionnés pour chacun de leurs films depuis "Rosetta" en 1999, ils collectionnent les récompenses, soit dans l'ordre décroissant d'importance : deux Palmes d'Or, un prix d'interprétation et un prix du scénario. A cette liste déjà longue, les deux frères peuvent ajouter cette année un Grand Prix. N'en jetez plus ! Il faut dire qu'ils font partie de ces rares cinéastes à susciter le consensus, tant par l'universalité des thèmes abordés, par la maîtrise du scénario et par leur brillante direction d'acteurs. C'est cette unanimité qui a permis aux frères belges d'obtenir une deuxième Palme d'or avec "L'Enfant" en 2005, tant les membres du jury étaient divisés entre les partisans de "Caché" de Michael Haneke et les thuriféraires de "Broken Flowers" de Jim Jarmusch. On pourrait trouver ce nouveau trophée redondant si les deux frères n'avaient pas encore une fois fait la démonstration de leur talent à rendre compte d'un cheminement moral (incarné explicitement ici par les trajets du garçon en vélo) tout bressonien. La caméra, toujours en mouvement, conformément à l'habitude des deux maîtres d'œuvres, épouse fidèlement cette trajectoire exposée ici comme une fable. Le petit héros, à l'instar de sa grande soeur Rosetta, est une force qui va, en perpétuel mouvement, inflexiblement buté sur une idée fixe : se faire aimer par son père. Cette idée fixe le rend non seulement aveugle à l'amour que lui porte sa "mère" adoptive (magnifique Cécile de France) mais le conduit à commettre des actes de délinquance. Le crime ne constitue pas pour autant une fin en soi mais représente pour lui un moyen de se faire aimer de son père (en lui donnant de l'argent volé). Cette preuve d'amour ne sera pourtant pas payée de retour. Il s'en faudra de peu que le "gamin" paye cher son aveuglement mais à la fin il aura en quelque sorte racheté sa faute. L'amour passe par un dur apprentissage, nous disent les frères Dardenne, mais ils nous rappellent également à quel point la frontière entre la morale et l'immoralité est fragile.
Pour finir, évoquons le cas de "The Tree Of Life", Palme d'Or qui fut loin de faire l'unanimité, mais à qui nous aurions volontiers également attribué la plus haute récompense. Certes, les séquences "cosmiques" du film sont étonnantes tant elles contrastent avec les scènes intimistes évoquant la vie d'une famille dans le Midwest des années 50. Le discours sur la dualité entre la nature marquée par une force aveugle (incarnée par le père, Brad Pitt) et la grâce, tout entière confondue avec l'amour et symbolisée par la mère (remarquable Jessica Chastain) peut également laisser perplexe. Mais cet essai expérimental, sans doute maladroit, sans doute imparfait, reste tout de même passionnant de bout en bout en ce qu'il enrichit la réflexion sur l'homme et la nature, présente depuis le premier film de Terrence Malick, "Badlands", d'une dimension cosmique. Peintre des paradis éphémères où règne l'harmonie entre l'homme et la nature (comme ce "Nouveau monde" que découvre Colin Farrell au début du film éponyme ou ici ce Midwest que se remémore avec nostalgie Sean Penn et dont les principaux épisodes filmés dans un ordre aléatoire et sous forme fragmentaire semblent épouser les contours flous de la mémoire), Malick s'interroge aussi sur l'origine de l'existence et sur notre destination finale (le Paradis). On est loin du scepticisme hyper rationaliste et nietzschéen du Kubrick de "2001" tant Malick s'affirme plus que jamais comme un philosophe rêveur et contemplatif. Ici, aucune théorie, aucune thèse, le réalisateur ermite filme la vie elle-même, comme un flux vital permanent, un continuum qui s'incarne dans toute chose, aussi bien dans chaque élément de la nature que dans l'homme. Et la mise en scène, en mouvement perpétuel, semble avoir pour ambition de s'identifier au mouvement de cette vie, partout présente et pourtant insaisissable et mystérieuse. Le film propose également un magnifique portrait de l'enfance, d'une fidélité rare au cinéma, car l'enfance, semble nous dire Malick, est justement cette période éphémère au cours de laquelle la nature, cette forme de vie primaire, s'exprime le plus nettement et le plus fidèlement en nous. Bref, Terrence Malick nous donne à voir avec "The Tree Of Life" rien de moins que sa vision du monde, déjà esquissée dans ses quatre films précédents, mais sans jamais adopter le point de vue totalisant qui est le sien ici. A côté de cette œuvre somme, baignée de larmes et de lumière, combien la plupart des films traitant de sujets minimes ou frivoles doivent nous paraître anodins à présent.

23/05/2011

Cannes : Revue de palmarès (1/2)

N'en déplaise aux esprits chagrins, remplis d’autosatisfaction, regrettant que les films français ("Pater", "L’Apollonide") ou affiliés ("Le Havre" du finlandais Kaurismäki) n’obtiennent aucune récompense, et que notre Michel Piccoli national, illuminant à lui seul, il est le vrai, le pénible "Habemus Papam" de Nanni Moretti, soit revenu bredouille, on saluera vivement la clairvoyance de ce jury présidé par "Bob" De Niro qui a su éviter les chausse-trappe et les attrape-nigauds pour célébrer les vrais grandes réussites. On passera rapidement sur les fausses notes de ce prix du scénario accordé à "Footnote" (pas vu, mais unanimement décrié par la presse) ou sur ce prix du jury (trop) généreusement attribué à "Polisse", dont les maladresses et balourdises bien-pensantes sont heureusement sauvées par un rythme frénétique et un humour réjouissant. Le prix d’interprétation féminine décerné à Kirsten Dunst fut notre premier motif de satisfaction. Le film du provocateur en chef Lars Von Trier (qui n’a pas perdu l’occasion de faire encore parler de lui à Cannes cette année), "Melancholia", ne nous a pas totalement convaincu, tant le manque de consistance du propos et l’ineptie des dialogues sont risibles, mais force est de reconnaître l’habileté de la mise en scène, la puissance des images et l’ambition dont il témoigne de faire ainsi communier l’intime (la dépression d’une jeune femme lors de son mariage) et le cosmique (la collusion de la Terre avec une autre planète). Fumeux ? Sans nul doute. Pompier ? Je vous l’accorde (d’autant que l’ouverture de "Tristan & Isolde" de Wagner en constitue le motif musical récurrent), mais cette démesure provoque, à la longue, une certaine fascination. Et Kirsten Dunst dans tout ce maelström ? Le film repose en grande partie sur sa prestation : tour à tour touchante et agaçante, son personnage semble se complaire à se perdre dans une spirale de l’échec narcissique. De son point de vue, l’apocalypse finale ressemble fortement à une délivrance. Un magnifique portrait de femme en définitive, d’autant plus étonnant que Lars Von Trier fut souvent suspecté de misogynie. Quoiqu'il en soit, il s'agit du film le plus ambitieux vu à Cannes cette année, avec "The Tree Of Life".
Autre prix, autre joie : la récompense attribuée à Jean Dujardin, acteur souvent brillant dans des œuvrettes qui ne le valaient pas. Dans "The Artist", de Michel Hazanavicius (film très apprécié tant par les journalistes hexagonaux qu'internationaux), il prouve encore une fois qu'il a plus d'une corde à son arc et qu'il n'est pas du genre à décliner ad nauseam son rôle de Brice de Nice ou de OSS 117. Cette récompense justifiée nous plaît d'autant plus que le jury a su disqualifier Sean Penn, donné pourtant favori, en roue libre dans ce pensum digne du Jarmusch des mauvais jours qu'est "This Must Be The Place" de Paolo Sorrentino qu'on a connu plus inspiré quand il filmait dans son pays natal (l'Italie). Jouant la carte du faussement "cool" et accompagné d'une BO "sympa", le film se traîne mollement, faute d'enjeu dramatique, au rythme d'une intrigue louche (une rock-star déchue à la recherche d'un criminel nazi... tout un programme). Pour en revenir à "The Artist", Hazanavicius réussit ce qui paraissait sur le papier une véritable gageure : la réalisation d'un film muet. Bien sûr, l'artifice du dispositif conduit à certaines maladresses (l'absence de dialogues obligeait, au temps du muet, à une inventivité permanente de la mise en scène, ce qui n'est pas toujours le cas ici, mais il serait de mauvaise foi de regretter qu'Hazanavicius ne soit pas Murnau), mais quelques trouvailles habiles et surtout la belle énergie des interprètes (et en premier chef, Jean Dujardin donc) emportent aisément l'adhésion. Surtout, le réalisateur parvient à dépasser le simple pastiche de ses OSS 117 pour réaliser une œuvre originale et personnelle - et finalement un bien bel hommage au cinéma et à sa magie. Certains dégoiseront sur la légitimité de la présence d'un tel film en compétition- et pire encore, sur le fait qu'il obtienne une récompense - sous prétexte qu'il s'agit là d'un divertissement. Et alors ? Nous pensons au contraire qu'il est particulièrement sain pour un festival aussi reconnu et au rayonnement international de s'ouvrir à tous les types de cinéma : le cinéma d'auteur certes, mais aussi le cinéma de genre (représenté cette année par Takeshi Miike et Nicolas Winding Refn) ou le cinéma d'animation (peu représenté, il est vrai, lors de cette édition). Il n'y aurait rien de pire, à mon sens, que Cannes symbolise le repli sur soi, consacrant un certain cinéma auteuriste, voire autiste, inaccessible au grand public. Dès lors, quoi de plus réjouissant que de voir un divertissement aussi réussi que "The Artist" figurer au palmarès ? Il ne lui reste plus qu'à lui souhaiter un joli succès en salles et à l'étranger (avec un Oscar à la clé ?).

12/05/2011

Minuit à Paris - cherchez Woody

Après l’éblouissant "Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu", concentré des obsessions et des thématiques de son auteur que je n’hésitais pas à qualifier de "film-somme", Woody Allen s’offre une pause récréative avec ce "Midnight In Paris", filmé dans cette capitale qui semble tant fasciner le cinéaste et dont le tournage l’an dernier avait été abondamment suivi par tous types de médias confondus. Oh, rien d'infamant dans cette expression de « pause récréative », c’est même souvent dans ses films dont l’ambition semble la plus modeste et sur lesquels souffle un vent de légèreté que Woody Allen réussit ses films parmi les plus drôles ("Broadway Danny Rose", "Scoop"), les plus caustiques ("Whatever Works") ou même les plus brillants ("Manhattan Murder Mystery"). L’ambiance de son film précédent était grave, voire funèbre. Rien de cela ici. Si ses personnages sont bien (comme souvent) des insatisfaits, c’est avec jubilation que Woody Allen se plaît à les faire voyager dans le temps pour les confronter à tous les artistes qu’il admire : Scott et Zelda Fitzgerald, Hemingway, Dali, Bunuel, Man Ray…, puis lors d’un second voyage Toulouse-Lautrec et Gauguin ! Pour une fois, comme Mia Farrow dans "La Rose pourpre du Caire", Woody permet à ses personnages d’accéder à leurs désirs, de vivre la vie dont ils ont toujours rêvé et peu importe qu’il s’agisse d’un simple fantasme.
Il faut dire que Paris n’a pas la même valeur sentimentale pour Woody Allen que ces autres villes d’exil, comme Londres ou l’Espagne qu’il filme comme un simple décor. Ici, dès les premiers plans, la ville est filmée sous toutes les coutures, de jour et de nuit, sous le soleil ou sous la pluie, comme si le cinéaste essayait d’en capter l’essence, forcément magique. D’ailleurs la magie constitue le meilleur élément du film : les apparitions fantomatiques des voitures d’époque sur la montagne Sainte-Geneviève, les figures célèbres rencontrées au hasard des cafés et des fêtes tandis que le visage halluciné d’Owen Wilson constitue le contrepoint comique de ce surgissement du merveilleux.
Malgré ces saisissements, le film déçoit : les personnages qui côtoient notre héros "dans la vraie vie" sont de vulgaires caricatures de pédants, de républicains réactionnaires ou d’hystériques (drôle de rôle ingrat pour Rachel McAdams). De même, les artistes et la femme rêvée aperçus lors du voyage dans le temps sont tirés à gros traits et ne servent qu’à pimenter cet amusant paradoxe temporel sans jamais être intégrés à l’action. D’ailleurs, d’action il n’y en a point, ni de progression dramatique non plus. Les personnages incarnés par Owen Wilson et Marion Cotillard exposent explicitement la "morale" du film (l’éternelle nostalgie d’une époque inconnue donc sublimée) et le volte-face final d’Owen Wilson ne surprend pas. Les seconds rôles "tapissent" le film, certains disparaissent inexplicablement (le cuistre incarné par Michael Sheen, omniprésent au début du film, passe à la trappe, par enchantement sans doute, après le premier tiers). Muni d’une belle idée et d’un beau décor, un scénario paraissait sans doute superflu. Sans doute, à l’instar de son héros, la capitale a-t-elle exercé le même pouvoir de fascination auprès de Woody Allen, mais à la différence près que son inspiration créatrice n’a pas vraiment été décuplée. Restent quelques beaux plans (photographie réussie de la capitale) et quelques bonnes idées de mise en scène.

26/04/2011

"A bout de course" - Famille, je vous aime

C'est sans conteste l’un des plus beaux films de Sidney Lumet dont la carrière foisonnante est pourtant riche en réussites. Trop injustement méconnu, ce film est pourtant caractéristique du style de Lumet : une mise en scène discrète, avare en effets trop voyants, simpliste en apparence (mais en apparence seulement) qui fait la part belle aux acteurs dont la caméra surprend les émotions sur les visages, épouse les déplacements dans l’espace et met en valeur les comportements et les discours, conformément à la posture humaniste de l’auteur.
Néanmoins, ce film est plus chaleureux que la plupart des autres réalisations de Lumet, caractérisées par un style plus sec et tranchant, quasi documentaire (pensons à "Un après-midi de chien" par exemple). Cela tient sans doute à la nature des rapports unissant les personnages entre eux. Contrairement à la plupart des films de Lumet, "A Bout de course" ("Running on empty", 1988) ne décrit pas la lutte opposant un homme isolé à la société, mais la fuite d’une famille unie et hors-la-loi. Deux éléments ici se distinguent de la dramaturgie traditionnelle des films de Lumet : d’une part le motif de la poursuite remplace la logique de la confrontation ou du combat ; d’autre part, la figure habituelle du héros solitaire fait place à une organisation familiale solidaire. Ces deux traits distinctifs rassemblés donnent ainsi naissance à une situation initiale peu conventionnelle au regard des canons hollywoodiens : qu’une famille si heureuse et si unie puisse être recherchée par le FBI à la suite d’un attentat perpétré des années plus tôt, cela tranche singulièrement avec l’idéologie de l’american way of life considérée comme source unique de plénitude familiale. Or l’american way of life, voilà précisément ce que Arthur et Annie Pope, les deux parents, anciens militants politiques pénétrés des idéaux progressistes des années soixante-dix, refusent par conviction et que leur fuite tend à exclure.

Mais les temps où l’on pensait que les utopies politiques pouvaient changer le monde est révolu, les anciens camarades de lutte sont passés à des modes d’expression plus radicaux (l’épisode avec l’ancien ami Gus), et comme l’indique le titre, la « course » est vaine : qu’Arthur et Annie le veuillent ou non, qu’ils constituent une famille atypique, changeant d’identité et modifiant leur physionomie au gré de leurs déménagements, ils doivent néanmoins s’adapter à la société et contribuer à leur manière au mode de vie capitaliste, comme l’admet lui-même Arthur. On n’échappe pas à son passé, mais on n’échappe pas non plus à la société.

La famille, dès lors, représente l’alternative à l’échec politique. Le ton chaleureux du film tient justement au fait que la tendresse est le sentiment principal dictant les rapports entre les personnages. Une tendresse que seuls les membres d’une même famille peuvent exprimer. Ainsi les parents souffrent d’avoir été éloignés de leur famille (Arthur qui se souvient avec nostalgie de sa mère dont il a appris la mort par un contact ; les retrouvailles déchirantes d’Annie avec son père et lors desquelles elle lui annonce qu’elle a toujours pensé à sa mère et à lui). Même l’histoire sentimentale entre le fils aîné, Danny, joué avec un naturel désarmant par le regretté River Phoenix, et Lorna est également placée sous le sceau de cet amour familial : invitée par Danny à la fête d’anniversaire de sa mère, elle est rapidement intégrée à la famille, et c’est Lorna qui offre le coquillage en cadeau à Cynthia.

Si la famille est un refuge, une réserve d’amour, elle s’avère également étouffante : poursuivie, elle doit déménager souvent et chacun doit prendre une fausse identité, travailler au noir, vivre dans le mensonge - un choix de vie pleinement assumé par les parents mais pas par Danny, partagé entre son aspiration à réussir sa carrière de pianiste accompagné de la fille qu’il aime et sa fidélité filiale à l’égard de sa famille. Ce tiraillement est le sujet central du film. Or Danny, enfant aimant, n’osera s’opposer à ses parents et c’est Annie, sa mère, qui l’aidera à résoudre son dilemme en faisant appel à son propre père qu’elle n’avait pas vu depuis des années, acceptant ainsi de se séparer de son fils tant que durera leur fuite. Les membres d’une même famille peuvent éprouver un amour si fort qu’ils peuvent se résoudre à se séparer de l’un des leurs si son bonheur l’exige, telle pourrait être la morale du film. Cette séparation se double ici d’une réflexion profondément amère sur la transmission puisque la chance que Cynthia laisse à son fils de réussir dans la société, c’est celle qu’elle a elle-même choisi de sacrifier, étant jeune, au profit de son engagement militant.

Quand l’idéalisme politique est brisé, la famille, elle, est toujours là pour nous garantir son amour, semble nous dire Lumet. Vingt ans plus tard, dans le désespéré "7h58 ce samedi-là", c’est le cocon familial lui-même qui implosera sous la poussée de l’individualisme et de la cupidité.

25/04/2011

Sidney Lumet, une conscience de l'Amérique

C'était un humaniste, dans le sens le plus noble du terme. Tous ses films prennent parti pour les marginaux, les déclassés, les déshérités, les misfits rejetés du système américain. Cette affection pour les exclus (auquel il s’identifiait sans doute, étant lui-même issu d’un milieu très modeste) ne faisait pourtant pas de lui un rebelle ou un iconoclaste, au contraire, rares sans doute sont les cinéastes américains à croire aussi fortement aux institutions : de "Douze hommes en colère" à "Jugez-moi coupable", en passant par "Le Verdict", ses films consacrés au système judiciaire ne constituaient pas tant une critique de celui-ci que l’utilisation dévoyée qu’en font quelques-uns pour leur profit. De même, le système de corruption généralisé à l’œuvre au sein de l’instance policière que décrivent "Serpico" et "Le Prince de New York" sert moins à jeter l’opprobre sur l’ensemble du système qu’à mettre en valeur ceux qui se battent contre lui. En fait, dans ses films les plus engagés, il n’est pas exagéré de dire que Lumet incarne le point de vue du simple citoyen américain, légitimement en droit de s’interroger sur le fonctionnement de ses institutions.
Ce point de vue engagé n’est pourtant jamais didactique et n’inspire jamais non plus à Lumet de longs discours pontifiants ni de grande leçon moralisante. Car ce n’est pas tant les discours que les personnages qui l’intéressent. A cet égard les films adaptés de pièces de théâtre ne comptent pas parmi ses réussites (à l’exception de "L’homme à la peau de serpent") car ils sont souvent trop éloignés de ses préoccupations morales. A l’opposé, ses films les plus critiques à l’égard d’un système dont il pointe les dysfonctionnements sont d’abord et avant tout des portraits d’hommes en butte à la société et au monde. Nul cynisme ni amertume pour autant, au contraire, ses personnages (le juré incarné par Henry Fonda dans "Douze hommes", les policiers incarnés respectivement par Al Pacino et Treat Williams dans "Serpico" et "Le Prince") incarnant une véritable conscience de l’Amérique, témoin, certes, des injustices mais qui veille malgré tout au rétablissement de la vérité et des valeurs morales. Dans ses films les plus forts, ses personnages sont d’ailleurs investis d’une véritable mission. Rien de glorieux ni d’extraordinaire chez eux pourtant. Car Lumet se range du côté de ceux dont les ambitions, en apparence modestes, correspondent à des aspirations légitimes souvent contrariées : la justice, la démocratie, l’égalité… Aucun sensationnalisme non plus (si l’on excepte cette satire de la télévision qu’est "Network", mais ce traitement était imposé, d’une certaine manière, par son sujet), l’œuvre de Lumet étant suffisamment riche en dénonciations de tout type de manipulation pour qu’il tombe lui-même dans ce travers.
Pour autant, ses personnages ne sont pas des abstractions mais des êtres singuliers et le spectateur s’intéresse d’autant plus à leur combat qu’il s’attache à leurs difficultés (la solitude de Serpico, l’alcoolisme de Paul Newman dans Le Verdict). Ce profond humanisme va de pair avec une direction d’acteurs impeccable, et ce n’est pas un hasard s’il fit tourner les plus grands (Sean Connery cinq fois, James Mason quatre fois, Al Pacino deux fois, mais aussi Brando ou Michael Caine).

Souvent méprisé ou traité avec dédain par la critique, Sidney Lumet a rarement eu droit au qualificatif d’auteur, soit parce qu’appartenant à une génération de cinéastes issus de la télévision (comme John Frankenheimer ou Franklin J. Schaffner), on lui reprocha d’avoir appliqué un certain style télévisuel à ses films, soit parce que sa filmographie abondante qui alterne films de commande et films personnels, et où se côtoient le profond et l’anodin, semblait trop décousue pour qu’il ait véritablement réussi à imprimer sa marque sur chacun de ses films. A vrai dire ces remarques ne sont pas fausses, mais loin de dévaloriser le cinéaste, elles permettent de mettent en valeur les caractéristiques de sa personnalité.
S’agissant de son style, on a parfois dit qu’il en manquait (encore qu’un film comme "The Offence" fait preuve de trouvailles audacieuses), mais la mise en scène a pour vocation de servir son sujet et ses personnages, et pas l’inverse. A cet effacement des effets de caméra répond le retrait du cinéaste derrière son œuvre, comme en témoigne la grande diversité des sujets et des genres abordés tout au long de sa carrière. Il n’aurait peut-être pas volontiers pris à son compte l’étiquette d’auteur d'ailleurs, tant il donne l’impression d’avoir toujours abordé le cinéma en artisan, trouvant son plaisir dans le simple fait de tourner. Lui-même considérait que tout travail sur un film constitue toujours un bon moyen d’apprendre son métier.
Cette grande modestie caractérisait l’homme qui reconnaissait volontiers, à l’instar d’un Chabrol, ses échecs et ses ratages. Il est vrai qu’il se lança dans un certain nombre d’entreprises hasardeuses : une adaptation d’Agatha Christie ("Le Crime de l’Orient Express"), un musical avec Michael Jackson et Diana Ross, un remake du "Gloria" de Cassavetes avec Sharon Stone, un film avec Vin Diesel… mais on retiendra surtout la peinture de New York esquissée film après film : une ville métissée, violente, loin de l’image glamour laissée par Woody Allen, et ses personnages magnifiques voués à mener un combat dérisoire.

Sa carrière s’est achevée sur une conclusion désespérée : dans "7h58 ce samedi-là", la déliquescence des institutions s’étend à un autre symbole des valeurs américaines : la famille. Un aveu d’impuissance inattendu pour ce défenseur inlassable des causes perdues dont la foi paraissait pourtant inébranlable.

23/03/2011

True Grit - à l'ouest rien de nouveau


On aura beau dire que cette première incursion des frères Coen au sein d'un genre, le western, qu'ils auront effleuré plus d'une fois au cours de leur carrière (au point d'en emprunter les codes et d'en investir les territoires géographiques, dans "Blood Simple" ou "No Country For Old Men") n'est pas tant un remake du film éponyme d'Henry Hathaway, réalisé en 1969, avec John Wayne

(mais aussi Dennis Hopper, Robert Duvall et Glen Campbell qui chante le très beau morceau titre), mais une nouvelle adaptation du roman de Charles Portis, il serait pourtant abusif de croire que ce "True Grit" renouvelle le genre. Au contraire, la déférence des frères Coen à l'égard du western est telle qu'elle semble leur interdire de prendre les mêmes libertés qu'avec le polar. Ni crépusculaire et désabusé comme chez Eastwood, ni réflexif et distancié comme le récent "Jesse James" d'Andrew Dominik, ce "True Grit" paraît ni plus ni moins qu'un hommage admiratif à l'égard du genre, au premier degré, à l'instar du très réussi "3:10 To Yuma" (cette fois il s'agit bel et bien d'un remake) de James Mangold. Cette approche respectueuse, dénuée de l'ironie qui imprégnait "Miller's Crossing" ou "Fargo", contraste également avec la pratique du pastiche à laquelle les frères coen s'était exercée sur "The Man who wasn't There", notamment. Cet hommage répond au cahier des charges propre à tout western qui se respecte avec chevauchées, coups de feu, rites initiatiques et humour cowboy en sus. Tout est parfait, mais manque cruellement le regard et les thématiques propres aux maîtres du genre (la sentimentalité comme chez Ford, l'amitié comme chez Hawks, la violence sèche et les tourments shakespeariens comme chez Mann, la violence désabusée comme chez Peckinpah). En fait, à l'exception de quelques scènes originales (l'apparition d'un homme-ours, la course finale de Cogburn afin de sauver Mattie Ross, qui évoque l'esthétique onirique, proche de l'expressionnisme, de "La Nuit du chasseur") et de l'épilogue volontiers mélancolique, on penserait assez volontiers, toutes proportions gardées, aux westerns de Budd Boetticher qui réduisait le genre à sa plus simple expression : peu de psychologie, peu de romantisme, le film s'ouvre sur un problème et s'achève sur sa résolution, allant ainsi à l'essentiel.

Si le film ne représente pas une date incontournable pour le western, en revanche il ajoute une nouvelle pierre à l'édifice ébauché par les frères Coen film après film : le portrait de l'Amérique profonde, cette "Americana" où se joue une nouvelle comédie humaine avec ses héros ridicules mais plein de noblesse. Après les "misfits" du Nouveau-Mexique de "No Country For Old Men", la communauté juive du Midwest de "A Serious Man" et les cowboys de l'Arkansas de "True Grit", sur quels perdants magnifiques et sur quelle partie du territoire américain se portera leur regard acéré?

14/03/2011

Une rétrospective pour les mordus de la Hammer



Réjouissons-nous de l'audacieuse (et étonnante) initiative du Musée d'Orsay qui propose ce mois-ci une sélection de 15 films emblématiques de la Hammer, la fameuse firme britannique spécialisée dans l'épouvante. Le studio, qui, à partir des années 50, remit au goût du jour le bestiaire de la littérature fantastique (Frankenstein, Dracula, la Momie, le Loup-Garou...) déjà popularisé par la compagnie américaine Universal dans les années 30, entraîna le cinéma fantastique vers l'horreur. Tournés à peu de frais, et dans des délais de tournage très courts, ces films, dont les titres laissent aujourd'hui songeurs ("Le Cauchemar de Dracula", "Frankenstein s'est échappé", "Docteur Jekyll et Sister Hyde"...), remportèrent lors de leur sortie un succès très vif et laissèrent une impression particulièrement forte sur de futurs metteurs en scène qui firent dériver l'horreur vers le grand-guignol durant les années 70 (Brian De Palma, Joe Dante, John Carpenter...) et qui n'ont fait jamais mystère de l'influence du studio sur leur oeuvre.
Le gothique délicieusement kitsch et les décors très artisanaux font sourire aujourd'hui mais force est de reconnaître que la Hammer a non seulement imprimé son style, mais a également inauguré une esthétique (les couleurs flamboyantes dont le rouge est forcément la couleur reine), mis au premier plan des acteurs marquants (Christopher Lee et Peter Cushing en tête) et a permis à un cinéaste de seconde zone, Terence Fisher, de devenir un petit maître du genre. Dès le premier film de la longue série des films d'horreur de la Hammer, "Frankenstein s'est échappé" (traduction française particulièrement malhabile et fausse de "The Curse Of Frankenstein") en 1957, tous les ingrédients sont là : les couleurs, le morbide, des filles peu vêtues, un monstre, un fou encore plus monstrueux, une réflexion pas si naïve qu'il n'y paraît sur les limites de la science. Le film se démarque également de son modèle (le "Frankenstein" de James Whale en 1931) par son traitement du sujet : le personnage principal n'est pas tant la créature (jouée, curieusement, par Christopher Lee, qui revêtira si élégamment la cape de Dracula dans la série produite par la Hammer) que le docteur Frankenstein dont la folie démiurgique le conduit à se comporter de manière plus inhumaine encore que le monstre qu'il a créé. La fluidité de la mise en scène, des dialogues réduits à leur simple expression, une composition hallucinée de Peter Cushing font du film une indéniable réussite. Sa suite, "La Revanche de Frankenstein" est même jugée supérieure par les exégètes (lire la notice de Jacques Lourcelles qui lui est consacrée dans son "Dictionnaire du cinéma").
Grâce sera donc rendue au Musée d'Orsay pour cette programmation iconoclaste, même si le spectateur exigeant et raisonneur exprimera deux interrogations à l'endroit de cette initiative : ces films, sortis à l'époque dans des salles spécialisées, et dont même les plus grands admirateurs n'admettront jamais le caractère institutionnel, pour louer, bien plutôt, leur aspect déviant, ont-ils véritablement leur place dans un Musée? D'autre part, l'Auditorium du Musée d'Orsay, pas vraiment équipé pour des projections de films, est-il le lieu le plus indiqué pour présenter ces simili-chefs-d'oeuvre? Malgré ces réserves, cette rétrospective a le mérite d'exister et les cinéphiles de tout bord apprécieront.

05/02/2011

L'année Carlos


Mes dix films préférés de l'année écoulée:
- Carlos (Olivier Assayas)
- Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (Woody Allen)
- The Ghost Writer (Roman Polanski)
- Poetry (Lee Chang-dong)
- A Serious Man (Joel & Ethan Coen)
- Another Year (Mike Leigh)
- Shutter Island (Martin Scorsese)
- Tamara Drewe (Stephen Frears)
- La Princesse de Montpensier (Bertrand Tavernier)
- The Social Network (David Fincher)

S'il fallait choisir en particulier l'un de ces films, ce serait sans conteste "Carlos", pour son amplitude historique, son rythme et la réflexion politique qu'il propose. La démarche d'Assayas est comparable à celle d'un Francesco Rosi qui n'analyse pas, ne juge pas et ne prend à aucun moment parti pour au contraire saisir les faits, rien que les faits, dans toutes leurs complexités et sans négliger le rôle de chacun des acteurs, à tous les niveaux. Car Assayas, avec "Carlos" n'a pas voulu faire le portrait d'un homme, mais montrer bien plutôt sa soumission à des forces et des enjeux politiques qui le dépassent sans cesse. Le film n’est pourtant à aucun moment démonstratif ni didactique car la rigueur du fond documentaire ne vient jamais empiéter sur la forme nerveuse de la mise en scène - en somme, on n’oublie jamais qu’on est au cinéma et le rythme ne faiblit jamais durant les 5h30 que dure la version longue (la version cinéma, amputée de moitié, est à oublier!).

"Carlos" multiplie les paradoxes : film de commande (pour Canal+) mais on sent l’implication d’Assayas à chaque seconde ; film tourné pour la télévision mais filmé en cinémascope ; film français mais parlé dans une bonne dizaine de langues et autant de pays ; film enfin centré sur le personnage de Carlos mais qui n’en fait à aucun moment un héros ou un portrait hagiographique : il saisit au contraire toutes les nuances et les contradictions de l’individu. Enfin, l’interprétation énergique d’Edgar Ramirez (exceptionnelle) dans le rôle-titre illustre le charisme du terroriste. Toutes proportions gardées, il s'agit là d'un film aussi dense et complexe que la trilogie du Parrain.

25/11/2010

Cannes en automne


Pour les non-privilégiés, dont je fais partie, qui n'ont pu se rendre sur la Croisette cette année, il a fallu attendre plusieurs mois avant de découvrir des films déjà abondamment commentés dans les médias et de juger la pertinence du palmarès.
Une fois n'est pas coutume, l'excellent accueil critique réservé à "Des hommes et des dieux", le cinquième film de Xavier Beauvois, depuis sa présentation à Cannes (où le film a obtenu le Grand prix du jury), jusqu'à sa sortie (Pierre Murat de Télérama constituant une exception notable), s'est doublé d'un succès public inattendu, certains spectateurs visionnant le film deux fois - phénomène réservé d'habitude à des films comme "Avatar". Un tel engouement n'a pas manqué d'alimenter les rubriques de nos chroniqueurs du temps présent qui ont attribué tour à tour ce succès à un besoin de la part des Français de revenir à des valeurs essentielles (la foi, l'amour, le devoir moral) en ces temps de crise, de reprendre espoir grâce à un message de paix et de tolérance et de croire à un dialogue possible entre les religions. L'auréole est tout de même un peu lourde à porter pour Xavier Beauvois qui ne pensait sûrement pas que son film s'inscrirait à un tel point dans l'air du temps. Rien de morbide non plus, bien que l'on sache d'emblée le sort réservé aux moines, mais le souci de coller au plus près à la foi qui anime les personnages ainsi qu'aux difficultés et aux doutes auxquels ils sont confrontés. Ajouter à cela une belle mise en valeur des paysages marocains, offrant au film un cadre inspiré du western - le thème des résistants retranchés rappelant vaguement "Rio Bravo". Dommage en revanche que Beauvois insiste un peu trop sur cette dimension-là : le dernier repas des moins, filmé en gros plans, rappelle Sergio Leone - influence hors de propos ici. D'autant que l'oeuvre musicale utilisée à cette occasion - "Le Lac des cygnes" - empêche la séquence d'atteindre son but : transcender, par la seule grâce de la musique, la joie et la souffrance afin de figurer l'apothéose des moines. Une fausse bonne idée donc, d'autant plus dommageable que la plus grande sobriété guidait l'ensemble du film jusque-là. La prestation de Lambert Wilson est particulièrement habitée : le film lui doit beaucoup.

On retrouve d'ailleurs frère Christian, pardon Lambert Wilson, dans "La Princesse de Montpensier" de Bertrand Tavernier, candidat malheureux au festival de Cannes. L'acteur joue à peu près le même rôle, mais à une autre époque, la seconde moitié du XVIème siècle. Il incarne un intellectuel, une sorte d'esprit éclairé à la Montaigne ou Erasme, dans une époque violente et troublée. Tavernier a cherché l'originalité en choisissant d'adapter une nouvelle méconnue de Madame de Lafayette, mais le propos est relativement similaire à celui de "La Princesse de Clèves", à savoir les atermoiements d'une demoiselle partagée entre son mari et son amant, entre le devoir et la passion. La partie se complique avec le surgissement de deux autres prétendants : notre Lambert Wilson, incarnation de l'expérience et de la sagesse et le duc d'Anjou (futur Henri III) dont les intentions à l'égard de la belle sont assez explicites. L'effort de reconstitution est impressionnant : on est loin des images d'épinal véhiculées par les téléfilms. Comme souvent dans ses films historiques (depuis "Que la fête commence" et "Le juge et l'assassin"), Tavernier ne cherche pas tant à "faire vraisemblable" qu'à "faire vrai" en mettant le spectateur en immersion totale et en empathie avec les personnages. Ca marche quand il s'agit des décors (superbes) et des batailles (impressionnantes de vérité). On est en revanche un peu moins convaincu de certains choix de distribution, notamment Grégoire Leprince-Ringuet (oui, l'amant de Louis Garrel dans "Les Chansons d'amour"), pas vraiment à son aise dans des habits un peu trop grands pour lui, et Mélanie Thierry qui rend assez maladroitement palpable les fluctuations de ses sentiments. En revanche, Gaspard Ulliel, Michel Vuillermoz et surtout l'inconnu Raphaël Personnaz en duc d'Anjou sont truculents à souhait. De la belle ouvrage donc, où amour, haine, action, violence, mort sont étroitement mêlés. Finalement, ce film plein de panache répond assez parfaitement à la définition du cinéma telle que l'envisage Samuel Fuller dans "Pierrot le fou".

18/10/2010

"The Social Network" - all about Mark

Avec "The Social Network", son huitième film, David Fincher réussit sans conteste un petit exploit : tenir en haleine deux heures durant sur un sujet a priori peu séduisant, à savoir l'ascension foudroyante de Mark Zuckerberg, le créateur du site le plus fréquenté au monde après le moteur de recherche Google, Facebook. De plus, le film illustre la faculté étonnante, propre aux Américains, et impensable chez nous, de parvenir à s'emparer, sous une forme fictionnelle, d'une l'actualité encore brûlante (voir cette année "Green Zone" de Paul Greengrass sur la guerre en Irak ou "Fair Game" de Doug Liman sur l'affaire Valerie Plame).
D'un autre côté, le film, de par son sujet, est frappé d'un paradoxe particulièrement gênant ici : son incapacité à saisir la réalité dont il prétend rendre compte. Portrait d'un petit génie de l'informatique s'étalant sur une demi-douzaine d'années (de l'émergence de l'idée de Facebook dans le cerveau de son créateur, aidé par ses multiples "sources" d'inspiration, jusqu'à son succès planétaire et aux procès que celui-ci entraîne), "The Social Network" ne rend à aucun moment palpable la révolution que constitue l'émergence de la sphère Internet : il y moins d'ordinateurs dans "The Social Network" que dans la moyenne des films américains qui sortent aujourd'hui. On pourra trouver l'argument fallacieux, d'autant plus, nous objectera-t-on, qu'on voit très peu de journaux dans "Citizen Kane", film dont le principal protagoniste est un magnat des médias.
Il peut évidemment paraître inutile dans la plupart des films décrivant des "success story" de décrire avec précision les domaines dans lesquels s’illustrent les personnages, mais cette mise en perspective fait cruellement défaut ici. Fincher, et son scénariste Aaron Sorkin (brillant scénariste de "The West Wing" notamment) supposent que le spectateur connaît déjà le phénomène que constitue Facebook et l’engouement planétaire qu’il suscite : malgré ce que le titre du film pourrait laisser supposer, ni Internet ni même Facebook ne constituent le sujet de celui-ci.
Car là n'est pas le propos de Fincher et de Sorkin (tous deux partageant la même ignorance à l’égard du réseau social avant de travailler sur ce film). Leur vision est plus universelle : c’est la traditionnelle histoire du vilain petit canard à l’heure d’Internet – où tout va évidemment plus vite – sujet qui rend possible l’utilisation des ressorts classiques propres au roman balzacien et au cinéma dans son ensemble, défini comme théâtre des passions : l’argent, le pouvoir, l'envie, la jalousie, l’imposture… tout en apportant une touche très moderne avec cette peinture de personnages à peine pubères, complètement associables, devenant des stars multi-millionnaires en quelques clics de souris. En fait, il s'agit ni plus ni moins que d'un "soap-opera", un produit de série (à l'américaine bien sûr!) parfaitement conçu : le rythme intensif et les dialogues mitraillettes (qui rappellent les films de Mankiewicz ou le Hawks de "His Girl Friday") formidablement écrits apportent une profondeur inattendue aux personnages d’ailleurs bien servis par l’excellence de leurs interprètes. Enfin, le théâtre de cette "vanité" (le campus de Harvard) est dépeint avec une ironie propre aux moralistes. Et on se dit que ce film, d'une durée de deux heures donc, aurait pu aussi bien s'étaler sur plusieurs heures et, séparé en épisodes, aurait constitué une formidable série.
Cette impuissance de Fincher à investir la sphère Internet semble illustrer l'incapacité du cinéma, en général, à rendre compte du monde numérique - aucun film, avant celui-ci, n'était aussi lié à l'univers d'Internet, et on ne compte plus tous les navets adaptés de jeux vidéos. Mais si le metteur en scène de "Seven" a raté son grand film "2.0", il a en revanche réussi un grand film sur la comédie humaine, à l'instar du Welles de "Kane" et du Mankiewicz de "All About Eve".

13/10/2010

Woody Allen - La mort et rien d'autre


Malgré ses allures de comédie, "You will meet a tall dark stranger", n’est ni plus ni moins que l’œuvre la plus désespérée d’un auteur dont le pessimisme latent, pourrait-on dire, a pourtant régulièrement percé l’écorce comique de ses films. Il règne ici une atmosphère funèbre particulièrement saisissante : finie l’époque où l’on dansait avec la Mort ("Guerre et amour", "Tout le monde dit I Love You"), finie également l’époque où le merveilleux intervenait comme contrepoint à la noirceur de la vie ("La Rose pourpre du Caire"), terminé le temps où l’amour, cette pauvre chose si éphémère, s’avérait finalement possible ("Hannah et ses soeurs", "Broadway Danny Rose", "Whatever Works" et son happy-end forcé). Les personnages de "You Will Meet" n’ont même plus l’aura tragique qui entourait le héros arriviste de "Match Point" dont les desseins étaient favorisés par un hasard qui prenait les traits de la destinée. Les quatre protagonistes sont ici livrés à eux-mêmes, désespérément seuls, face à leurs choix, à leurs désirs condamnés à être déçus, à leur (ir)responsabilités. Si magie il y a, elle est l'oeuvre d'une pseudo-voyante.

Pétris de contradictions, désirant une chose puis son contraire (l'écrivain incarné par Josh Brolin fasciné par la fille vivant en face de son immeuble, puis regardant son ex-femme se déshabiller dans leur ancien appartement après avoir emménagé avec sa voisine, signifiant ainsi que c'est après l'avoir perdue qu'il s'intéresse de nouveau à elle ; de même le personnage campé par Anthony Hopkins demandant à son ex-femme de revenir avec lui alors qu'il était à l'initiative de leur divorce), les "héros" du film souffrent perpétuellement d’une insatisfaction chronique - aussi bien métaphysique. Comme si l’insatisfaction, et son corollaire, la souffrance, constituaient l’essence même de la vie, une vie d’autant plus absurde que ces personnages se débattent seuls avec eux-même, dans un monde définitivement sans Dieu. La noirceur du trait n’est pourtant jamais accusée par une quelconque exagération des situations : au contraire, c’est la banalité des événements contés ici, leur trivialité, qui certes, prête volontiers à rire, mais surtout consterne. Si la voix off (fréquemment utilisée par Woody Allen, dernièrement dans "Vicky Cristina Barcelona") instaure une distance ironique à l’égard de l’action, en revanche le regard "omniscient" n’est jamais méprisant ni réducteur à l’égard des personnages. Au contraire, bien que la vanité soit le motif principal qui sous-tende le film, le spectateur ne peut manquer d’éprouver une réelle compassion à l'égard de ces êtres, si humains et dont nous sommes finalement les frères. Et si l'on rit beaucoup devant le spectacle de ces échecs en série, le rire reste pourtant amer, car finalement la mort est au bout du chemin, nous rappelle Woody Allen. Ce "tall dark stranger" auquel le titre original fait explicitement référence et que nous rencontrerons tous un jour ou l'autre.

Le film est d’autant plus remarquable que la tonalité profondément pessimiste qui l’imprègne ne déteint en aucune façon sur la forme, au contraire. Woody Allen multiplie les flash-backs, les ellipses, les sauts, avec une habileté et une vitalité insatiables, parvenant ainsi, par la seule élégance de la mise en scène, à prendre le contre-pied de son propos funèbre.

Les esprits chagrins reprocheront sans aucun doute au réalisateur de se répéter en reprenant des figures déjà utilisées dans ses autres films : celle de la prostituée de "Maudite Aphrodite", celle de l’artiste en panne d’inspiration de "Harry dans tous ses états", etc… les esprits positifs y verront plutôt une synthèse parfaite de son univers, une œuvre somme donc - qu’on n’osera qualifier de "testamentaire" puisqu’il est notoirement connu que son film suivant est déjà tourné.

Le film débute et se clôt sur une citation de Shakespeare ("la vie est un récit plein de bruit et de fureur qui ne signifie rien"), mais cette phrase définitive de Schopenhauer aurait été également appropriée : "Vraiment, on a peine à croire à quel point est insignifiante, vide de sens, aux yeux du spectateur étranger, à quel point stupide et irréfléchie, de la part de l’acteur lui-même, l’existence que coulent la plupart des hommes; une attente sotte, des souffrances ineptes, une marche titubante à travers les quatre âges de la vie, jusqu’à ce terme, la mort; en compagnie d’une procession d’idées triviales."

24/05/2010

Tendances du festival de Cannes


S'il peut paraître illusoire de vouloir commenter un palmarès dont on n'a vu aucun film jusqu'à présent, il est malgré tout tentant de chercher à en dégager certaines conjonctures. L'attribution de la Palme d'or à un véritable outsider, le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, certes déjà récompensé à Cannes par des prix mineurs à deux occasions, mais pratiquement inconnu du grand public, s'affiche sans conteste comme le prix le plus radical décerné par les jurés du festival de Cannes depuis la palme accordée aux frères Dardenne onze ans plus tôt. Un prix en accord semble-t-il avec le goût d'une certaine frange de la critique, en particulier française, qui n'a pas hésité à proclamer, à l'annonce du prix, la victoire du "vrai cinéma" contre un cinéma jugé, par certains en tout cas, académique et baignant dans la naphtaline à l'instar des films proposés cette année par Mike Leigh ou Bertrand Tavernier - films par ailleurs ignorés par les membres du jury.
Au-delà du mérite artistique supposé du film, ce dont nous ne doutons évidemment pas, et sans ignorer que le niveau général de la compétition fut jugé décevant par l'ensemble des critiques et des festivaliers - ce qui pourrait expliquer, du moins en partie, l'audace de ce prix - c'est la portée symbolique de cette Palme d'or qu'il convient d'interroger.
L'attribution de la récompense suprême à ce jeune réalisateur (39 ans) et à la carrière encore limitée ("Oncle Boonmee" est son cinquième film) va à l'encontre de la tendance de ces dernières années qui voulait que ce prix couronne un metteur en scène à la carrière déjà riche et à la réputation internationale solidement établie; ainsi les palmes attribuées cette dernière décennie à Lars Von Trier, Nanni Moretti, Roman Polanski, Gus Van Sant, Michael Moore, les frères Dardenne (pour leur deuxième palme), Ken Loach et Michael Haneke l'an dernier. Si Tim Burton et son jury ont choisi de récompenser la nouveauté, ce prix apparaît également comme un choix encore plus radical que la Palme remise par David Cronenberg aux inconnus d'alors qu'étaient les frères Dardenne en 1999 ou celles accordées plus récemment au Roumain Cristian Mungiu et au Français Laurent Cantent car ces films, pour "difficiles" qu'ils soient, étaient également susceptibles de fédérer un large public (ce que leur exploitation en salles a confirmé par la suite : plus de 300 000 entrées en France pour "4 mois, 3 semaines et 2 jours", un score inespéré pour un film roumain, et 1,5 million d'entrées pour "Entre les murs", sans parler de leur exposition à l'international). Pas sûr cependant que "Oncle Boonmee", au regard des oeuvres précédentes de Weerasethakul, marquées par un esotérisme envoûtant pour les uns ou fortement rasoir pour les autres, attire autant les foules - sans compter que cette oeuvre "personnelle" (dixit l'intéressé au journal "20 minutes") s'oppose aux deux films suscités qui abordaient des sujets de société pouvant toucher le public.
Plus profondément, la reconnaissance, par le biais d'un tel prix, d'une oeuvre aussi marginale, risque de creuser un peu plus le fossé entre un cinéma américain "mainstream" surpuissant faisant subir au public un matraquage marketing inexorable et des films de festival ne dépassant que rarement le cercle restreint des critiques spécialisés.
Cette segmentation nous paraît d'autant plus préoccupante qu'elle nous semble en contradiction avec la vocation première de la Palme d'or, à savoir la consécration d'un cinéaste déjà établi, à l'oeuvre exigeante mais néanmoins accessible à tous. A l'inverse, le Grand prix est traditionnellement destiné à récompenser la nouveauté et la découverte, ce qui est le cas lorsqu'il est obtenu par un film comme "La Forêt de Mogari" de la japonaise Naomi Kawase en 2007, mais qui semble malheureusement parfois se réduire à n'être qu'un lot de consolation pour des films sur lesquels les membres du jury peinent à s'accorder ("Un Prophète" l'an dernier ou "Broken Flowers en 2005). La tradition est une fois de plus mise à mal cette année puisque le film ayant obtenu le Grand prix, "Des Hommes et des dieux", de Xavier Beauvois, semblait répondre en tous points aux exigences d'une Palme : un cinéaste déjà établi et récompensé, un film à destination d'un large public et un accueil critique unanimement favorable... Le Festival a perdu là l'occasion de montrer une certaine ouverture et risque malheureusement de donner raison aux esprits chagrins (voir les propos catastrophistes et sans nuance du journaliste du Figaro) regrettant la complaisance et l'autisme d'un certain cinéma d'auteur - celui-là même qui vient d'être consacré à Cannes !
Finalement, ce prix confirme jusqu'à la caricature la schizophrénie du festival de Cannes aujourd'hui : stars et paillettes objets de fascination de la part du public d'un côté ; films d'auteurs peu goûtés par ce même public de l'autre. Ce paradoxe, qui a toujours marqué le festival depuis sa création, n'a jamais paru si apparent cette année. Faut-il s'en plaindre ou s'en réjouir ? Plutôt que de chercher une vaine réponse, contentons-nous de voir les films lors de leur sortie en salle et d'apprécier, comme chaque année, la haute tenue et l'exigence d'un grand nombre de films sélectionnés par le premier festival de cinéma au monde.

22/02/2010

Le Guerrier silencieux - De l'acide dans l'hydromel


Le danois Nicolas Winding Refn, auteur de la fameuse et sanglante trilogie "Pusher", et plus récemment de "Bronson" - film consacré au détenu le plus violent d'Angleterre - n'a jamais fait dans la dentelle. Violence et hémoglobine constituent, si l'on peut dire, des motifs récurrents chez lui. "Le Guerrier silencieux", son dernier film, ne fait certes pas exception à la règle mais surprend constamment par son ambition esthétique et une vraie maîtrise formelle - qui vire parfois, il est vrai, à l'excès de formalisme - et fournit en quelque sorte la preuve que la violence s'avère finalement l'aspect le moins intéressant de son film - et pourquoi pas ? - de son oeuvre. Les scènes délibérément "gores" sont déjà vues et ne sont aucunement liées à une réflexion ou une esthétique susceptibles de lui conférer un statut particulier. Elles sont en tant que telles parfaitement gratuites. Voilà pour la faiblesse principale du film, même si force est de reconnaître à Refn la parcimonie avec laquelle il use, finalement, d'effets ostensiblement grand-guignolesques passé la première demi-heure. On regrettera également l'abus de certaines poses et autres effets tape-à-l'oeil, voire clipesques, notamment lors de la séquence du "voyage" en drakkar, mais heureusement, serait-on tenté de dire, ces touches de mauvais goût assumé ne suffisent pas à gâcher l'oeuvre dans son ensemble - qui s'avère tout de même impressionnante.
De quoi est-il question ici ? Comme le suggère son titre original ("Valhalla Rising" - référence au Royaume d'Odin, le Paradis des Vikings), "Le Guerrier silencieux" met en scène des Vikings (oui des Vikings) mais n'est pas à proprement parler un film de Vikings ou sur des Vikings puisqu'il ne s'agit pas d'un film historique ou d'aventures. Il serait d'ailleurs bien malaisé de définir le "genre" du film. Pour faire court, on pourrait dire qu'il s'agit d'une sorte de "trip" (au sens propre comme au sens figuré) sous acide : d'ailleurs, les protagonistes absorbent vers la fin du film un curieux breuvage qui les rend, disons, un peu excités. Le sujet du film peut prêter à (sou)rire : des Vikings chrétiens (oui chrétiens) quittent leur pays natal pour partir en croisade mais ils se perdent en route et débarquent en Amérique. La première partie, relativement linéaire, montre la libération du héros, esclave d'une tribu Viking, tandis que la deuxième, plus contemplative, est consacrée au voyage en tant que tel. Enfin, la troisième partie, la plus audacieuse, est constituée par de longs moments de délire visuel correspondant à une plongée dans la psyché des personnages et dont l'esthétique rappelle fortement les clips gothiques d'Anton Corbijn (pour Depeche Mode et Iron Maiden notamment) ou de Samuel Bayer (pour Metallica et Smashing Pumpkins entre autres) - filiation renforcée par la présence d'une musique " industrialo-ambient" délibérément crispante. Cette dernière partie s'achève sur ces visions proprement hallucinatoires.
Comble du fantastique (ou du ridicule) : Mads Mikkelsen (l'acteur fétiche de Refn - incarnation par ailleurs de l'ennemi de James Bond dans "Casino Royale" et plus récemment de Stravinsky dans le film de Jan Kounen consacré à Coco Chanel) joue le rôle d'un terrible guerrier borgne et muet - mais possédant le don rare de prévoir l'avenir. Cela fait beaucoup pour un seul homme (aussi Viking soit-il), mais Mikkelsen se sort très honorablement d'un rôle difficile et son visage inexpressif, qui rappelle celui de Poutine, convient parfaitement à son personnage.
Alors quoi ? Comment expliquer que l'on sort finalement fasciné de tout ce fatras new-age bruyant et d'assez mauvais goût ? Il y a la photographie d'abord, absolument magnifique, des paysages de montagne (au début du film) puis de forêt (à la fin), filmés avec une précision extraordinaire et qui confèrent à la nature ici magnifiée (le film a été tourné en Ecosse) une présence aussi mystique que dans les films de Boorman ("Délivrance", "Excalibur" et "La Forêt d'émeraude" notamment) ou Malick. La deuxième partie du film, lors de la séquence du voyage en drakkar, se déroulant entièrement dans la brume, fait d'ailleurs perdre au film une bonne partie de son pouvoir de fascination. Et puis il y a la thématique du voyage en tant que telle : un voyage plus spirituel que physique jusqu'au bout de l'enfer pourrait-on dire. Le personnage interprété par Mikkelsen est perçu par ses compagnons Vikings comme le diable chargé de les conduire en enfer. Or, il se trouve que ce guerrier violent et solitaire est accompagné d'un enfant qui le suit partout où il va et qui se charge de traduire ses pensées. Cet attachement réciproque apporte au film - et donc au personnage - une humanité inattendue. Ajouter à cela la structure ternaire de l'oeuvre (malgré un découpage absurde et relativement artificiel en six chapitres) et le motif du voyage, qui ici, rappelle "Le bateau ivre" de Rimbaud, et ne symbolise rien de moins que la traversée des âmes vers la mort, enrichissent le film d'une cohérence dialectique et d'une profondeur métaphysique insoupçonnables de prime abord. Et Refn réussit finalement un petit miracle en parvenant ainsi à faire émerger une certaine forme de spiritualité, toute païenne, cela va sans dire, d'un ensemble aussi fruste et brut de décoffrage - grâce à, ou en dépit de (c'est selon), une stylisation poussée à l'extrême. Rien que cela suffit à faire relativiser les réserves exprimées plus haut. Reste à espérer que Refn continue à faire preuve par la suite d'une semblable ambition et renonce à son goût pour les effets chocs trop faciles.

03/02/2010

In the air - beaucoup de vent pour rien


La palme du film le plus hypocrite de ce début d'année revient sans conteste à "Up In The Air" ("In The Air" dans sa version française - allez savoir pourquoi) de Jason Reitman, responsable déjà de "Thank You For Smoking" et "Juno", deux films sympathiques abordant néanmoins avec une certaine complaisance des sujets à dimension sociale, voire sociétale. "Up In The Air" se situe dans la même veine mais surfe cette fois avec opportunisme sur le thème en vogue de la crise américaine. D'où vient le sentiment de malaise, cette impression que Reitman prend ses spectateurs pour des idiots ? Par le fait que le film débute comme une satire des méthodes de licenciement en vogue aux Etats-Unis pour finalement s'achever sur la conclusion que l'amour et la famille incarnent des valeurs plus importantes que le travail ? Par le fait que Reitman, comme gage d'authenticité sans doute, laisse à de vraies personnes licenciées le soin d'énoncer ce message plein de sagesse ? Par le fait que la morale du film se résume peu ou prou à "mieux vaut être pauvre et entouré de sa famille que riche et seul" ?
Ne pas chercher ici, on l'aura compris, une satire féroce ou même une réflexion subtile sur le monde de l'entreprise, Jason Reitman n'est pas un décrypteur de la société américaine ni même un moraliste, il n'a rien à voir avec Michael Moore ou Robert Altman, figures écrasantes pour lui. En fait c'est un faux dur, un faux cynique, ce que l'on pressentait déjà dans "Thank You For Smoking" encore que le personnage incarné par Aaron Eckhart avait le mérite d'aller jusqu'au bout de ses principes, aussi contestables qu'ils puissent être. Ici le personnage interprété par George Clooney (qui croit toujours personnaliser le chaînon manquant entre Cary Grant et Clark Gable) n'assume même pas ce qu'il est : il se met tout à coup à croire au mariage ! - revirement qui nuit complètement à la portée intiale du film. En fait, Jason Reitman est un doux, il croit à l'humanité, au bonheur, à la famille : la scène de mariage est d'ailleurs celle qu'il filme le mieux. Ce côté fleur bleu contamine tous les personnages : Clooney donc, mais aussi la trop rare Vera Farmiga qui incarne une working girl apparemment sans état d'âme, sacrifiant foyer et mari sur l'autel du "business" mais se révélant in extremis être une femme mariée (quoique infidèle) et bardée d'enfants, et Anna Kendrick qui endosse le rôle d'une jeune femme aux dents longues qui prend subitement conscience de l'inhumanité de son job. Bref, Reitman accumule les clichés avec brio, ce qui aboutit à un film curieusement bancal : trop sentimental pour que la satire soit réussie et trop stéréotypé pour que sa générosité fonctionne vraiment.
Il reste néanmoins un réalisateur attachant malgré ce ratage que nous mettrons finalement sur le compte de la maladresse, même si un humour douteux (le "Can-sir", calembour à oublier d'urgence), et un excès de naïveté - ce qui ne constitue certes pas un défaut en soi, "Mr. Smith au Sénat" et "La Vie est belle", probables modèles de ce film, sont des sommets de naïveté, mais n'est pas Capra qui veut - jouent contre lui. Nous attendrons cependant son prochain film avec une certaine indulgence.