30/06/2009

Les mondes désenchantés de Coraline


A ceux qui penseraient toujours (mais y'en a-t-il encore depuis les dessins animés Pixar ou ceux de Miyazaki ?) que les films d'animation sont strictement réservés aux enfants, "Coraline" apporte le démenti le plus flagrant. Oeuvre d'Henry Selick, dessinateur talentueux ayant fait ses gammes chez Disney où il rencontra Tim Burton (producteur du film le plus connu de Selick, "L'Etrange Noël de Monsieur Jack", en 1994), "Coraline" est une sorte de conte horrifique à portée métaphysique, vaguement inspiré par "Alice aux pays des merveilles", le sens de l'absurde en moins.
Visuellement, on mesure avec ce film à quel point les techniques d'animation ont considérablement évolué. Le réalisme avec lequel est rendue l'expression des visages, notamment, est tout à fait stupéfiant. Le personnage de Coraline, présent dans quasiment chaque plan, s'exprime et se déplace avec un tel naturel qu'il donne l'impression qu'il s'agit véritablement d'une petite fille. Les décors également, qu'ils soient ternes et figés dans la première partie du film, ou au contraire débordant de couleurs et perpétuellement en mouvement dans la seconde, sont d'une richesse et d'une précision époustouflantes. La vision du film en 3D, dont il ne m'a pas été possible de faire l'expérience, doit probablement accentuer ces qualités graphiques.
Le paradoxe de "Coraline" c'est que, par son sujet, il constitue la plus farouche dénonciation de l'illusion et de l'apparence (du cinéma ?) et contredit ainsi sa propre virtuosité. En proie à l'ennui le plus profond dans sa nouvelle maison au décor morne, négligée par ses parents, Coraline est éblouie (tout comme le spectateur) par un monde parallèle qui se trouve être la réplique inversée du monde réel. Un monde dans lequel ses parents sont aimants et attentifs, le jardin couvert de fleurs magnifiques et animé, et ses jouets doués de parole et de mouvement. Cette dualité entre deux mondes dont l'un serait le double enchanté et merveilleux de l'autre constitue une sorte de lieu commun du conte de fées chargé d'épouser les fantasmes de l'enfance.
Mais cette vision traditionnelle se trouve vite dépassée (ou "contaminée") par une réflexion beaucoup plus ambiguë sur le statut de la réalité et de l'image. Le spectateur se rend compte, en effet, que ce monde merveilleux n'est qu'une illusion créée par une sorcière dans le but de voler l'âme de Coraline (captation figurée par des boutons cousus sur les yeux). Le monde enchanté fait place dans un premier temps à un univers cauchemardesque lorsque est révélée la vraie nature de la sorcière avant de se transformer en néant. Car l'illusion se matérialise (ou plutôt se dématérialise) quand le monde enchanté disparaît progressivement, comme aspiré, dans un décor entièrement blanc. A la fin, la sorcière prend la forme d'une araignée dont la toile est suspendue dans ce vide à la nudité déconcertante. Face à une telle métamorphose, Coraline est prête à tout pour retrouver l'univers morne qu'elle désirait tant quitter au début du film.
Le message apparemment simpliste du film, à savoir qu'il vaut mieux se contenter de ce que l'on a, aussi insipide que cela soit, plutôt que désirer une chose illusoire et pour laquelle nous pourrions perdre jusqu'à notre âme, ne doit pas leurrer. Comme tout grand cinéaste, Selick dissimule sous une fable faussement naïve une réflexion sur son art. Il s'agit en l'occurrence ici d'une vision profondément amère et désabusée puisque la création dans "Coraline" est mise au service d'une illusion, d'un leurre, et, pire encore, d'un piège.
L'art, nous dit Selick, peut être investi de deux fonctions, à l'image des deux mondes que traverse Coraline : soit il donne vie à l'imaginaire mais il est alors vide et vain, et potentiellement au service du mal ; soit il constitue une simple description de la réalité mais il ne rend compte que d'un monde sans saveur et sans joie. Aussi noire et désespérée que nous apparaisse cette vision de l'art, "Coraline", par son existence même en tant que film, constitue un petit miracle et nous offre la preuve que Selick a finalement choisi son camp : celui de l'imaginaire.
Car ce conte désenchanté, miné par le doute concernant le bien-fondé de l'art, consacre finalement rien de moins que le triomphe de la création, capable de supporter en elle sa propre négation.

27/06/2009

Leur dernière nuit - Un Gabin mineur


Dans mon désir de tenir compte ici de la quasi exhaustivité des films que j'ai pu visionner, je me dois de consacrer quelques lignes à un film relativement méconnu et dont le semi-anonymat ne constitue pas un grand crime. Il s'agit de "Leur dernière nuit" de Georges Lacombe, sorti en 1953, avec Jean Gabin, Madeleine Robinson et Robert Dalban. Le scénario, très basique, tient en deux lignes : Gabin, honnête bibliothécaire portant moustache (ce détail est assez rare pour être noté) s'avère en fait un redoutable chef de gang. Recherché par la police, après s'être échappé à la suite de son arrestation, il est aidé par Madeleine Robinson, venue fuir à Montmartre son passé trouble laissé à Limoges. Une passion naît entre eux, et, on le devine, tout cela va finir très mal.
Mise en scène impersonnelle, scénario cousu de fils blancs, un Gabin quasi inexistant (le comble!) et des dialogues bâclés (on n'ose imaginer ce qu'aurait apporté un Jeanson ou un Audiard) : dire que ce film n'est pas le plus mémorable de Gabin est un euphémisme. Reste Dalban, plutôt savoureux en commissaire de police (surtout quand on le compare à son rôle le plus connu dans les "Tontons flingueurs") et surtout Madeleine Robinson, touchante dans son rôle de jeune femme désireuse de s'acheter une respectabilité.
En 53, Gabin est au seuil de sa seconde carrière qui débutera l'année suivante avec le succès de "Touchez pas au grisbi". A cette époque, il est à la fin de sa période la plus triste où, d'échecs commerciaux en films très mineurs (à quelques exceptions près), il cherche des rôles à sa mesure. Il n'est plus le jeune premier d'avant guerre et pas encore le caïd ni le patriarche qu'il incarnera par la suite. Son double rôle (sans compter qu'on apprend au cours du film qu'il a été médecin!) dans ce film montre qu'il ne sait pas encore très bien quel costume endosser.
A noter : Gabin et Robinson partageront de nouveau l'affiche près de dix ans plus tard dans "Le Gentleman d'Epsom", film moins méconnu mais tout aussi peu inoubliable (mais dialogué par Audiard).

Bright Star ou les abîmes de la passion



Vu en avant-première Positif, "Bright Star" était présenté cette année à Cannes en compétition officielle mais sans obtenir de prix (il faut dire que le romantisme n'était guère à l'honneur sur la Croisette cette année). Accueilli avec plus ou moins de ferveur par les critiques de l'hexagone (avis favorables dans Positif et Le Monde, jugements modérés dans Télérama et Les Inrocks), il est encore trop tôt pour prédire son succès en salles s'il est vrai que Pathé, distributeur du film, a décidé de reculer la date de sa sortie en France, prévue en juillet, à... janvier 2010 (!).
A l'exception de "La Leçon de piano", récompensé par une Palme d'or en 1993, l'oeuvre restreinte (sept films en 20 ans) et exigeante de Jane Campion aura divisé les critiques et rencontré un faible succès commercial. Nul doute qu'un destin semblable soit réservé à "Bright Star".
Michel Ciment aura beau jeu, lors de la présentation du film, d'affirmer, en guise de réponse à la principale critique adressée au film par ses détracteurs, que si l'on devait réécrire le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, la définition de l'Académisme serait "film en costume". Si par "académisme" on entend film de convention dont la réalisation passe-partout est entièrement au service d'un récit tout aussi conventionnel et dont les séquences ne sont qu'une mise bout à bout de scènes illustratives au service d'un scénario plus ou moins déjà connu à l'avance par le spectateur, alors "Bright Star" n'est définitivement pas un film académique. Mais un film en costumes, cela il l'est indéniablement.
Le sujet du film, on le connaît, concerne la grande passion que connurent le poète romantique anglais John Keats (1795-1821) et Fanny Brawne les quelques mois précédant la mort du premier. Deux fausses pistes qu'un film académique n'aurait pas manqué d'emprunter : d'une part, il ne s'agit pas d'un biopic à proprement parler puisque Fanny Brawne constitue le personnage principal et Keats est vu par ses yeux ; d'autre part, une certaine convention dans les films académiques voudrait que les différentes péripéties aient pour objet de constituer autant d'obstacles susceptibles de s'opposer au bonheur partagé des amants (voir les différentes adaptations des romans de Jane Austen). Rien de tel ici, les seules péripéties consistent en l'absence/présence de Keats au gré de ses pérégrinations et au bonheur/désespoir qu'éprouve Fanny Brawne selon les cas.
Plus qu'un film en costumes, plus qu'un film sur la poésie, "Bright Star" est d'abord un film sur la passion ou plutôt sur une âme transportée par la passion. L'héroïne (l'étonnante Abbie Cornish, déjà vue dans "Elizabeth, l'âge d'or", a la beauté d'une Nicole Kidman jeune, on lui souhaite une carrière semblable - mais sans les errances chirurgicales) ne vit que par et pour son amour. Elle le vit avec intensité et il hante tout entier son imaginaire (la séquence fantastique dans laquelle elle peuple sa chambre de papillons en écho à une lettre de Keats). Elle éprouve cette passion avec d'autant plus de force que les conventions de l'époque, la première moitié du 19ème siècle, la réprouve (Keats est pauvre - sa gloire sera posthume).
Voici un sujet qui aurait inspiré Truffaut (on pense d'ailleurs à "L'Histoire d'Adèle H." pour l'attachement sans limite, jusqu'à l'obsession, de son heroïne pour les sentiments qu'elle éprouve à l'égard de l'être aimé) et le meilleur du film consiste justement dans cette peinture d'un sentiment violent et exclusif car condamné à être toujours frustré (les moments de bonheur partagé sont rares et immédiatement suivis d'une séparation - jusqu'à la séparation ultime à la mort de Keats).
Là, en revanche, où je trouve que le film pêche un peu c'est justement dans ce qui est censé faire son orginalité, soit la présence de la poésie. Ici, elle a une valeur essentiellement illustrative. Fanny Brawne d'ailleurs tombe amoureuse de Keats pour lui-même et elle n'apprécie pas beaucoup sa poésie, du moins au début. Elle demande même à Keats de lui apprendre à lire la poésie, elle-même n'y comprenant rien. La fonction de la poésie dans le film consiste principalement à servir de catalyseur pour l'amour qu'éprouve Fanny Brawne pour Keats, c'est en quelque sorte la transposition verbale d'un sentiment indicible. Mais on n'apprend pas grand-chose sur la poésie de Keats.
Si, comme l'a justement rappelé Michel Ciment, aucun film avant celui-ci n'avait abordé le thème de la poésie, c'est justement qu'il s'agit d'un art incompatible avec un autre, et encore moins avec le cinéma. La poésie, en effet, ne se révèle pas d'un coup, comme la musique ou la peinture, mais elle se découvre lentement. C'est un art de la profondeur. Rien de plus contraire au cinéma, art de l'apparence, de la fulgurance. La beauté de la poésie se dissimule, son essence échappe aux simples mots qui la forment. Le cinéma se confond tout entier avec son apparaître. Comment faire alors apparaître ce qui justement, par son essence, se trouve caché ? C'est ce paradoxe que le film ne résoud pas, et la poésie n'y acquiert pas un statut particulier, ce qui est d'autant plus regrettable que, par là, le génie de Keats n'est pas apparent et on a l'impression que l'héroïne du film aurait pu éprouver les mêmes sentiments pour un peintre, un pianiste ou même n'importe qui sans talent artistique.
Un dernier mot pour conclure : la mise en scène, malgré quelques beaux moments (la capture des papillons, toujours), ne magnifie pas toujours les sentiments de l'héroïne (ce qui est le propre d'un Truffaut dans "Les Deux anglaises et le Continent" ou "L'Histoire d'Adèle H." justement). Les moments "en creux" du film, c'est-à-dire les moments sans véritables enjeux dramatiques, composant l'essentiel de celui-ci, on aurait pu s'attendre à une mise en scène contemplative, mettant en valeur le temps suspendu. Ce qui n'est pas le cas, Jane Campion s'attachant plus volontiers à la description de petits faits quotidiens. Mais leur incidence sur les sentiments de l'héroïne et sur la progression dramatique est si infime qu'ils peuvent lasser à la longue.
J'en ai déjà trop dit sur ce film pour lequel, et malgré ces réserves, j'éprouve une tendresse particulière. Rien que pour sa tentative de dépeindre toute la noblesse et la profondeur du sentiment amoureux, ce qui n'est guère courant de nos jours, "Bright Star" mérite d'être défendu avec ferveur et sincérité.