26/09/2009

Un prophète américain


Grand favori pour la Palme d'or lors de sa projection à Cannes, et très apprécié par les critiques tant européens qu'américains, "Un Prophète", cinquième film de Jacques Audiard, dut se contenter, si l'on peut dire, de la médaille d'argent, à savoir le Grand prix du jury. Oeuvre forte et puissante qui confirme les talents déjà reconnus de son auteur, "Un Prophète" se distingue au moins autant des films français en général que des films de prison, véritable genre en soi. Avec les films français, car les personnages, à l'instar des films anglo-saxons empreints de behaviorisme, sont définis par leurs actes et non par leurs idées et sont, dès lors, constamment en mouvement. Avec les films de prison, car il n'est aucunement question ici d'évasion, contrairement à la thématique traditionnelle liée au genre et à laquelle les deux films français de référence en la matière, "Un condamné à mort s'est échappé" de Robert Bresson et "Le Trou", de Jacques Becker, ne faisaient pas exception, mais plutôt de comprendre les règles permettant de survivre et même de "réussir" (le terme ne semble plus incongru à l'issue de la projection) en prison.
Ces deux originalités se comprennent à partir des deux présupposés dont Audiard s'est servi comme fondement à la racine de son film. Le premier présupposé tient à la nature même du personnage principal, Malik, jeune maghrébin analphabète et sans famille. Sans identité culturelle ou sociale qui le détermine, c'est donc par ses actes qu'il doit se forger une identité et ainsi se révéler, il est une force qui va. Le deuxième présupposé repose sur l'apparente indifférenciation, aux yeux des prisonniers, de l'univers carcéral et du monde exterieur. La prison n'est pas un lieu détaché de la société, elle en constitue au contraire un miroir grossissant, un concentré. Comprendre les règles en vigueur dans celle-là permet de mieux les appliquer dans celle-ci. D'ailleurs, lors de ses sorties, Malik fait la même chose qu'en prison : il tue, il vend de la drogue, il manipule ses ennemis. Les barreaux sont symboliques, et s'ils délimitent l'espace, ils ne modifient pas pour autant les comportements. Cette équivalence est renforcée lors des scènes filmées à l'extérieur : l'absence de perspective et de paysage (à l'exception de la séquence onirique des daims) donne le même sentiment de confinement que les scènes de prison.
Le sujet du film est semblable à celui de "De battre mon coeur s'est arrêté", précédente réussite du cinéaste, à savoir l'apprentissage. Mais, alors que la découverte du piano par le personnage incarné par Romain Duris s'accompagnait d'une élévation morale de celui-ci qui abandonnait sa vie de petit malfrat, en revanche l'apprentissage de Malik se borne à un enseignement purement pratique : il s'agit de savoir qui tuer, avec qui se lier, avec qui faire du "business". Contrairement aux films traditionnellement consacrés à la mafia ou au banditisme, il n'est nullement question ici de l'assimilation d'un quelconque code d'honneur ou d'une éthique propre aux criminels. Il s'agit essentiellement de se forger une place au sein d'une organisation clanique (les Corses ou les Barbus). L'ascension de Malik tiendra notamment à son intégration à l'une puis à l'autre bande, au gré des circonstances - schéma qui rappelle vaguement celui de "Pour une poignée de dollars", de Sergio Leone (lui-même repris à "Yojimbo" de Kurosawa).
L'aspect dérangeant du film ne tient pas tant à l'abolition de tout sens moral qu'au caractère violemment primitif des personnages. Contrairement encore aux films de gangsters traditionnels, les personnages n'ont aucune ambition de respectabilité ni de réussite sociale quel le crime pourrait leur permettre de concrétiser. Le crime, et son corollaire la violence, n'est pas un moyen mais constitue une fin en soi. La seule motivation des personnages, qu'ils soient de petits dealers ou des parrains, s'épuise dans le trafic de drogue et le brassage de l'argent, point de départ et point final de leurs aspirations. Ainsi, la prétendue "ascension" de Malik, qui, par la ruse, réussit à devenir un véritable parrain, semble illusoire et s'assimile plutôt à une spirale circulaire : à la fin, il est toujours un trafiquant de drogue, mais à plus grande échelle. En ce sens, cette "success-story" paraît bien amère et dérisoire.
L'enthousiasme quasi-général qui a accueilli ce film louait souvent sa peinture réaliste de la société et de la prison, encore que celle-ci paraisse bien ambigüe. Faut-il parler de réalisme ou de clichés à propos de la condition des femmes (mère ou prostituée, sinon point de salut), de l'échec de toute tentative d'insertion, des avocats véreux, du système de corruption généralisée orchestré dans la prison ? Cette peinture soit-disant réaliste paraît aussi triviale que ses personnages. Audiard n'aurait-il pas cherché à faire plus réaliste que la réalité - c'est-à-dire encore plus cauchemardesque, un peu sans doute pour "épater le bourgeois" ? Certes, on objectera qu'il s'agit d'une oeuvre de fiction, mais l'apparente authenticité du film rend particulièrement difficile la distinction des élements fictifs. On regrettera également la naïeveté du regard d'Audiard qui semble souvent se confondre avec celui de ses personnages - une légère distanciation, comme chez Scorsese, aurait sans doute été la bienvenue pour "mettre en perspective" l'action. Mais tel n'était pas le propos d'Audiard, il faut bien le reconnaître.
Cette facilité et le caractère légèrement pernicieux de l'entreprise n'enlèvent rien aux atouts de ce film important qui, par la nervosité de sa mise en scène, le talent des interprètes (Tahar Rahim en tête, déjà un grand acteur) et l'habileté de son scénario illustre la bonne assimilation par les Français (et Audiard en particulier) d'un certain sens de l'efficacité toute américaine. L'obtention très probable d'un Oscar en apportera, sans nul doute, la confirmation.

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